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Claudius ou de To Leeward, qu’à constater l’avantage de la brièveté dans les nouvelles scènes de la vie cosmopolite en Allemagne et en Italie, où l’on nous montre tantôt les inconvéniens du mariage entre une jolie Anglaise philosophe, éprise de Herbert Spencer, et un Romain de la vieille roche, artiste et catholique, tantôt les affinités qui peuvent surgir entre un jeune privat-docent suédois de l’université de Heidelberg et une comtesse russe, née à New-York. Ces études fines et serrées, très ingénieuses, très subtiles, n’excèdent jamais les limites honnêtes d’un volume de trois cents pages. Mr Isaacs n’y atteint même pas, et il éclipse si complètement les autres ouvrages du même auteur par le talent dont il déborde, que nous croyons devoir nous en tenir à ce petit chef-d’œuvre pour faire connaître l’un des mieux doués parmi les nouveaux romanciers américains.

M. Crawford est, paraît-il, aussi familier avec l’extrême Orient qu’avec le reste de la terre, car les aventures de son Isaacs se passent dans l’Inde moderne. L’Inde moderne! comme ces deux mots hurlent d’être accouplés et quelle juste méfiance ils inspirent ! Méry l’a peuplée autrefois des héros romantiques et factices de sa Guerre du Nizam ; Théophile Gautier en a tiré son dandy de conte bleu, Fortunio ; que le ciel nous garde du retour dans cette Inde de carton et de strass! Depuis on l’a mise en musique : nous savons quelle discordance produisent les fifres britanniques à travers la poésie au santal de Lakmé; Nana-Sahib nous a rassasiés de tigres, de massacres et d’amours fauves. Vraiment la curiosité semble émoussée sur ce pays quasi fabuleux dont les temps dignes d’intérêt se perdent dans l’obscur lointain des origines de notre globe. Tout a fleuri sans doute jusqu’à épuisement sur ce sol étrange d’où les religions, les sciences et les arts sont sortis; on n’y doit plus rencontrer qu’une vie contemplative, végétative, opposant sa morne constance aux entreprises de ce que les conquérans appellent le progrès. L’Inde apparaît de loin comme une belle morte, bien des fois séculaire, embaumée dans ses parfums vénéneux, au fond des forêts encore vierges où l’invasion anglaise a refoulé son antique poésie. Seuls, quelques initiés prétendent que la morte est plus vivante qu’on ne le suppose, qu’à l’heure actuelle une lente absorption de l’Occident par l’Orient s’accomplit sur le terrain philosophique; enfin, détail curieux, que les noms de Darwin et d’Auguste Comte sont honorés dans le grand temple de Ceylan, les doctrines du positivisme et du transformisme ayant leur source dans la plus ancienne des théologies, et une élite parmi les adeptes de cette théologie sachant le reconnaître.

Le nombre est petit de ceux qui s’intéresseront en connaissance