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Voulez-vous une impression frappante du tempérament et de la nature de Wagner? Écoutez l’ouverture du Tannhäuser. Ce morceau est si connu aujourd’hui, qu’en rappeler le sujet nous paraît superflu. Mais pour mettre en lumière le procédé caractéristique de cette composition, nous citerons quelques passages de la remarquable analyse que Liszt en a donnée dans une brochure française publiée en 1851 à Leipzig. « D’abord le motif religieux apparaît calme, profond; à lentes palpitations, comme l’instinct du plus beau, du plus grand de nos sentimens, mais il est submergé peu à peu par les insinuantes modulations de voix pleines d’énervantes langueurs, d’assoupissantes délices, quoique fébriles et agitées : agaçant mélange de volupté et d’inquiétude. La voix de Tannhäuser, celle de Vénus, s’élèvent au-dessus de ces flots écumans et bouillonnans, qui montent incessamment. Ces appels des sirènes et des bacchantes deviennent toujours plus hauts et plus impérieux. L’agitation atteint à son comble; elle ne laisse aucune corde silencieuse; elle fait résonner chaque fibre de notre être. Ces notes vibrantes et haletantes tantôt gémissent, tantôt commandent dans une alternative désordonnée, jusqu’à ce que l’immense aspiration de l’infini, le thème religieux, revienne graduellement, s’empare de tous ces sons, de tous ces timbres, les fonde dans une suprême harmonie, et déploie dans toute leur vaste envergure les ailes d’un hymne triomphal. » Passant ensuite aux détails techniques de la composition et de l’instrumentation, Liszt caractérise la manière incisive dont Wagner a rendu les attractions lascives du Venusberg : ces figures ascendantes des violens à l’aigu, brodées sur un tissu de trilles et de trémolos qui se perdent et se retrouvent en enlacemens inextricables, ces susurrennens accentués de légers coups de cymbale qui peignent les vertiges de la sensualité, ses éblouissemens prismatiques. « Il y a des notes qui sifflent à l’oreille comme certains regards chatoient à la vue : longues, désarmantes, perfides ! Sous le velouté de leur artificielle douceur on saisit des intonations despotiques, on sent trembler la colère. Çà et là des mordantes de violon s’échappent de l’archet comme des étincelles phosphoriques. Le retour des cymbales nous imprime un ébranlement, comme le lointain écho d’une orgie devenue sauvage. Il y a des accords d’un frénétique enivrement qui nous rappellent que les Cléopâtre ne trouvaient pas leurs fêtes déparées par la cruauté. Avec les ménades et leurs rondes fougueuses, la volupté arrive à sa dernière puissance. » Après un pareil déchaînement, le triomphe du motif religieux n’était pas facile. Il risquait de paraître froid, sec et aride, de venir comme une négation après une félicité. L’interprète, également versé dans la science du monde et dans celle de