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de la symphonie chez qui l’on trouve tout, a inventé ce mode de développement d’un motif très simple qui en s’élargissant prend tout à coup des proportions immenses. Comme en beaucoup de choses, Berlioz et Wagner ne sont en cela que ses disciples. Mais le procédé est si fécond qu’il laisse place à toutes les originalités; il reproduit le procédé même de la vie, qui part toujours de l’évolution d’un germe; il est inépuisable et infini comme l’âme dans son éternel devenir.

La Scène aux champs nous fait assister à l’un de ces dialogues intimes de l’âme avec la nature qui sont un des thèmes favoris de la poésie moderne. Deux pâtres se répondent de loin de leurs chalumeaux, et ces notes errantes, mêlées au bruissement des arbres doucement agités par la brise, évoquent devant l’esprit un panorama alpestre d’une fraîcheur et d’une largeur admirables. Quelle transparence de l’air ! Quels vastes espaces ! Quels silences éloquens entre les échos lointains de la rustique cantilène! On sent que des abîmes séparent les deux pâtres, et pourtant comme leurs chalumeaux causent paisiblement de montagne à montagne! À ces accens un calme inaccoutumé descend dans l’âme du pauvre voyageur. Il s’abandonne à son rêve mêlé de crainte et d’espoir. Le jour baisse; l’un des pâtres reprend sa mélodie,.. mais l’autre ne répond plus. Un formidable roulement de tonnerre remplit plusieurs fois l’immensité de la solitude assombrie. C’est la seule réponse à l’inquiète question de l’âme ; enfin tout se tait. Cette fin saisissante est d’un poète et d’un poète de génie.

Le noir pressentiment se réalise. L’amant trompé rêve qu’il a tué celle qu’il aimait, qu’il est condamné, conduit au supplice et qu’il assiste à sa propre exécution. Le cortège s’avance aux sons d’une marche sombre et farouche, où se peint à la fois le défi haineux du condamné et la joie insultante de la foule. L’idée fixe reparaît comme une dernière pensée d’amour. Mais un coup sourd l’interrompt ; la tête a roulé sous le couteau. — L’idée de faire d’une hallucination le sujet d’une peinture musicale est une idée bizarre. Plus bizarre encore est ce qui suit. Le mort se réveille à la Ronde du sabbat. Ici l’imagination romantique de Berlioz se lâche à fond de train. L’orchestre imitatif siffle, ricane, aboie et mime une troupe affreuse d’ombres, de sorciers, de monstres de toute espèce réunis pour les funérailles du meurtrier par amour. Aux gémissemens répondent des éclats de rire. La mélodie reparaît, non plus noble et timide, mais dans un travestissement burlesque, avec des fioritures provocantes, des entrechats qui lui donnent l’allure d’un air de danse trivial. C’est elle qui revient au sabbat en sorcière. À cette transformation inattendue, on éprouve la sensation désagréable qu’on