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et la suprême désespérance. Le pessimisme, ce grand mal de notre siècle, naît rarement de la pensée pure et de la spéculation philosophique. Chez la plupart des hommes, il prend sa source dans les déceptions de la vie, dans les grands malheurs ou dans le désordre des passions. Dans le philosophe, il naît de l’orgueil de la pensée; dans l’artiste, de l’excès de désir. Berlioz n’a guère connu que ce dernier; mais il revêt chez lui les teintes les plus noires. Dans ses œuvres critiques et fantaisistes, confessions on ne peut plus attachantes, on surprend le dialogue tragique de l’âme lassée avec elle-même. D’abord la négation dans toute son énergie : « Je pense que tout passe, que l’espace et le temps absorbent beauté, jeunesse, amour, gloire et génie, que la vie humaine n’est rien, la mort pas davantage, que les mondes eux-mêmes naissent et meurent comme nous, que tout n’est rien. » Mais l’âme et la raison protestent toutes les deux contre le néant. « Et pourtant, continue le Hamlet musicien, certains souvenirs se révoltent contre cette idée, et je suis forcé de reconnaître qu’il y a quelque chose dans les grandes passions admiratives comme aussi dans les grandes admirations passionnées. » L’ivresse de l’amour partagé lui arrache une prière : « En de pareils instans, dit-il, l’athée lui-même entend au dedans de lui s’élever un hymne de reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la vie. » Mais, tout aussitôt, la douleur aiguë, le doute absolu le reprend : « Oui ! oui ! s’écrie-t-il, tout n’est rien ! tout n’est rien ! Aimez ou haïssez, jouissez ou souffrez, admirez ou insultez, vivez ou mourez, qu’importe tout? Il n’y a ni grand, ni petit, ni beau, ni laid; l’infini est indifférent! l’indifférence est infinie ! »

Cette inégalité violente, ce dégoût furieux, se traduisent chez lui, absolument comme dans Hamlet, en raillerie, en satire sanglante, en ironie implacable qu’il tourne souvent contre lui-même. On retrouve ce rire amer, parfois cruel, dans ses écrits comme dans sa musique. L’humoriste guette sous l’exalté. L’artiste enthousiaste est doublé d’un mystificateur glacial. Pour se moquer du librettiste, il transcrit les paroles de la Juive sur l’air de Maître Corbeau. Il trouve un malin plaisir à donner un concert avec un faux programme, et quand les « bourgeois » applaudissent à outrance de l’Offenbach qu’ils prennent pour du Weber, son œil s’allume d’une joie méphistophélique. Sa verve est endiablée, sa fantaisie étourdissante; il allie l’humour enragé d’un Swift au plus fin sel gaulois. Mais il nous avoue qu’en tirant ces feux d’artifice, il est souvent d’humeur lugubre et que, s’il affecte de rire, c’est « pour ne pas tourner l’œil. » Avec cela, artiste probe, honnête, loyal, infatigable, absolument désintéressé, généreux, mais n’oubliant jamais