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vie, à la mort, car il nous montre l’homme en lutte avec la désespérance. Le puissant motif en mineur de l’allegro maestoso qui se dégage de la quinte arpégée en la mineur sort, comme un spectre gigantesque, d’un crépuscule où tremblent des éclairs sinistres. Ce démon porte sur sa face ces paroles : « Qui m’a vu perdre l’espérance ! » La lutte qui s’engage après ce début entre l’homme et le démon est longue, formidable, acharnée. Nous pensons involontairement à la lutte de Jacob avec l’ange, qui dura toute une nuit. Souvent un pâle rayon reluit, aube d’un bonheur lointain; mais, à chaque fois, l’ennemi la recouvre de son aile ténébreuse. L’homme recule et revient; le combat s’arrête et reprend. Attaque, résistance, effort sauvage, désir indicible, félicité presque saisie et de nouveau disparue, voilà les alternatives qui communiquent à cette musique une agitation sans trêve. A la fin, l’homme épuisé se laisse tomber à terre; le démon reste le maître. Alors une tristesse mortelle s’étend comme un voile funèbre sur toute la création, les astres pâlissent, l’azur noircit et l’ange du désespoir prend possession de l’univers.

Ni le mouvement sauvage du presto qui se précipite sur un rythme de tarentelle et qui, dans sa furie de plaisir, va jusqu’à la douleur, ni l’attendrissant adagio qui nous ramène aux souvenirs d’enfance, au regret de la foi naïve à jamais perdue, ne parviennent à effacer cette impression désolante. Il faut autre chose que de la musique pure, il faut un verbe nouveau, une parole de vie pour nous consoler et nous apporter une foi nouvelle. La conclusion commence donc par un véritable cri de désespoir de l’orchestre. Les contrebasses lui répondent par un récitatif impérieux qui prépare et annonce cette parole. La voix des instrumens ressemble ici à la voix humaine inarticulée essayant d’exprimer des sentimens d’un ordre nouveau, mais ne trouvant pas encore de mots pour les dire. L’orchestre reprend successivement les premières mesures des morceaux précédens. Chaque fois les contrebasses l’interrompent par une protestation énergique, comme pour dire : « Non, ce n’est pas cela! » Enfin, une voix humaine s’élève et dit ces mots d’une simplicité touchante : « Amis, laissons ces tristes accords et tentons des chants plus doux et plus joyeux! » À ces mots, la lumière se fait dans le chaos, le sentiment qui tressaillait timidement dans l’âme humaine éclate maintenant en pensée triomphale et l’hymne s’élance sur les grandes vagues de l’harmonie comme un navire porté par les flots de la mer. Enfin elle est trouvée la grande nouvelle, la parole victorieuse, et cette parole est la joie divine, la fille des cieux, ou plutôt la joie du divin retrouvé, ressaisi, embrassé, qui seule peut rendre les hommes frères.

La succession rapide des chœurs qui chantent l’hymne à la joie