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Pierre ne doit pas les payer, et le calcul règle le droit de Paul à quinze écus.

On propose à cinquante personnes possédant chacune 20 millions et pas davantage d’organiser une loterie à 20 millions le billet. Le gagnant deviendra l’homme le plus riche du monde, les quarante-neuf autres seront ruinés. Les cinquante vigésimillionnaires acceptent. Ils sont peu sensés, mais équitables. La justice et la raison sont choses distinctes. Au jeu de Saint-Pétersbourg, tout aussi bien qu’à cette loterie, les espérances doivent être payées; il ne s’agit plus d’un seul, mais d’un nombre illimité de milliards. Le problème imaginé par Daniel Bernoulli dissimule ingénieusement cette énorme mise. L’algèbre, en la dégageant, met la chance à son juste prix.

Les conditions d’un jeu peuvent être équitables et dangereuses, iniques dans d’autres cas, mais acceptables. Est-il déraisonnable, malgré le 0, le double 0 et le refait, de risquer 5 francs à la roulette ou au trente-et-quarante ?

Quant au problème de Saint-Pétersbourg, il faut approuver absolument et simplement la réponse réputée absurde. Pierre possède, je suppose, 1 million d’écus et les donne à Paul en échange des promesses convenues. Il est fou ! dira-t-on. Le placement est aventureux, mais excellent ; l’avantage infini est réalisable. Qu’il joue obstinément, il perdra une partie, mille, mille millions, un million de milliards peut-être; qu’il ne se rebute pas, qu’il recommence un nombre de fois que la plume s’userait à écrire, qu’il diffère surtout le règlement des comptes, la victoire, pour lui, est certaine, la ruine de Paul inévitable. Quel jour? quel siècle? On l’ignore; avant la fin des temps certainement, le gain de Pierre sera colossal.

Une fourmi transporte un grain de poussière de la cime du Mont-Blanc dans la plaine, retourne sur la hauteur, descend une nouvelle charge et recommence toujours. Après combien de voyages aura-t-elle comblé les vallées et nivelé la chaîne des Alpes? Le premier écolier, en consultant l’arénaire d’Archimède, fera le calcul sans erreur. Le dessein de la fourmi dépasse ses forces, s’écrieront des gens sages ; elle mourra à la peine. Condorcet et Poisson ne sont pas moins sages. Pierre est un imprudent; il entreprend au-delà de son crédit, une opération beaucoup trop longue; il est aussi certain pourtant de ruiner Paul que la fourmi de niveler la Suisse.

Dans un problème plus célèbre et plus grave, la vie humaine servait d’enjeu. L’inoculation, avant la vaccine, était, contre la variole, le meilleur parti qu’on pût prendre; mais un inoculé sur