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des conditions d’aptitude pour l’avancement, rien de mieux sans doute. C’est une réforme qui n’a pas attendu les novateurs d’aujourd’hui pour se réaliser par degrés dans notre armée, où le goût du travail s’est singulièrement développé depuis douze ans; mais c’est une singulière erreur de croire que cette instruction qu’on veut justement répandre suffit à tout.

On disait que, si la France a éprouvé de cruels revers, c’est parce que l’ignorance était dans notre armée, parce que les officiers n’avaient pas la même origine, parce que les uns sortaient de Saint-Cyr et les autres sortaient du rang. Les causes de nos désastres sont malheureusement plus profondes, plus multiples et elles sont peut-être à peine de l’ordre militaire. L’illusion est de se figurer aujourd’hui que l’unité d’origine, le passage par les écoles, sont le remède à tout. Le danger est de commencer par supprimer toute une classe militaire, ce qu’on a appelé jusqu’ici les officiers sortant du rang. Ces officiers pouvaient n’être pas toujours brillans et n’avoir qu’une instruction modeste ; ils avaient la solidité, le dévoûment au métier, la connaissance du soldat, ils étaient des instrumens précieux au jour de l’action. Et qu’on remarque bien que par ces conditions nouvelles combinées avec le service de trois ans on rend à peu près impossible la constitution des cadres de sous-officiers. La vérité est qu’on sacrifie tout aujourd’hui à un faux idéal de démocratie aussi périlleux pour l’armée que pour l’éducation morale et intellectuelle de la France.

La vie moderne est pleine de mobilités, de confusions et de contradictions. Les lois changent, les mœurs se transforment, les générations se succèdent, et, s’il est des momens où cette société française, éprouvée par les révolutions, retrouve comme la conscience émue d’elle-même, c’est lorsqu’elle perd un de ces hommes qui étaient pour elle une tradition vivante et respectée. Nous venons d’ensevelir, en conduisant M. Mignet au tombeau, un de ces hommes qui sont les derniers demeurans d’un autre âge, dont la mort est un événement parce qu’ils représentaient et emportent avec eux tout un passé.

Combien en est-il aujourd’hui qui datent de l’autre siècle, qui puissent parler du premier empire comme d’une époque qu’ils ont connue, qui aient été les témoins de la restauration et de tous les régimes qui ont suivi ? Ils commencent à être peu nombreux ces contemporains de toutes les révolutions. Ceux-là sont plus rares encore qui ont gardé, à travers tout, la sérénité de l’esprit, la fidélité des souvenirs, l’unité et la dignité de la vie dans le travail. M. Mignet était un de ces privilégiés. Il était né à la fin de l’autre siècle, au temps du directoire, en 1796. Il avait vu les grandeurs guerrières et les désastres de l’empire. Jeune encore, mais rapidement mûri par l’étude, sous la restauration il s’était trouvé prêt pour toutes les généreuses recherches de l’esprit comme pour toutes les luttes. Débarqué à Paris