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avis : « Vous vous trompez bien si vous croyez qu’il m’est facile de lui faire entendre raison, disait-il à un diplomate. Les écorchures de ma main vous prouvent le contraire. L’autre jour, dans mon dépit de ne pouvoir le persuader, j’ai serré si fort un bouton de porte que le cristal s’est brisé dans mes doigts. »

Les hommes trop personnels dans leurs idées comme dans leurs règles de conduite sont condamnés à la solitude, et quelque savoureuses que soient les joies de l’orgueil et de l’omnipotence, l’homme n’est pas né pour vivre seul. Le solitaire de Varzin se livre par intervalles à de mélancoliques réflexions. Il se plaint « que sa carrière politique lui a procuré peu de satisfaction, que personne ne l’aime et qu’il n’a fait le bonheur de personne, pas même le sien. » Sa consolation est de se considérer comme l’instrument, comme l’ouvrier des destinées, chargé d’une mission spéciale dont il ne doit compte qu’aux puissances célestes, comme un vase d’élection où Dieu lui-même a versé ses pensées et ses colères: « Si je cessais d’être chrétien, disait-il à Ferrières, en 1870, je ne servirais pas mon roi une heure de plus. Si je n’obéissais pas au maître du ciel, je n’aurais cure des autres. Que me rapporteraient toutes les peines et les ennuis que j’endure si je n’avais le sentiment d’accomplir un devoir? Je suis royaliste parce que je crois à une vie après la mort, car, de mon naturel, je suis républicain. Que m’importent les décorations et les titres? C’est dans ma foi que j’ai puisé la force de lutter dix ans durant contre toutes les absurdités dont on me régale. Otez-moi mes croyances et vous m’ôterez ma patrie. Enlevez-moi mes convictions et vous aurez perdu votre chancelier. Retirez-moi de ma société avec Dieu et demain je bouclerai mes malles pour m’en aller cultiver mon avoine à Varzin. » Lorsqu’on n’est d’accord avec personne, on aime à croire qu’on a les secrets de Dieu et qu’on accomplit ses ordres.

Sans doute, le Dieu de M. de Bismarck lui ressemble; il a comme lui des yeux qui jettent la foudre et des sourcils buissonnans; comme lui, il est impatient de toute contradiction, obligé de se tenir à quatre pour ne pas étrangler ses Richter et ses Windthorst, tous ceux qui doutent de son omniscience. Ce n’est plus le Dieu de Spinoza, auquel M. de Bismarck a cru quelque temps. C’est une divinité peu débonnaire; c’est Odin, le distributeur de royaumes, accompagné de ses deux corbeaux, qui lui révèlent le passé et l’avenir; c’est Thor à la barbe farouche, traîné par ses boucs et brandissant sa formidable massue. Quand M. de Bismarck ne dit pas : « Mon empereur et moi, » il dit : « Dieu et Bismarck. » Dieu est un complice plus maniable qu’un empereur; quelque proposition qu’on lui fasse, il se tait, et qui ne dit mot consent.

Mais la plus grande cause de chagrin et de souci pour les hommes