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considérable qu’a le pur instinct dans ses talens et dans ses règles de conduite, la simplicité des moyens qu’il emploie, le merveilleux bon sens avec lequel, s’affranchissant de toute vaine superstition, il a considéré la politique comme l’application la plus relevée de l’art de trafiquer et de conclure de bons marchés. Le fond de ce grand homme d’état est un hobereau de la Marche de Brandebourg, doué au suprême degré de l’esprit des affaires. Nous croyons à sa passion pour les bruyères et pour les bois. Il a pu dire un jour, avec une parfaite sincérité : « Je ne suis jamais mieux que dans mes bottes graissées, bien loin de la civilisation. Les lieux qui me plaisent sont ceux où l’on n’entend que le coup de bec du pivert sur un tronc d’arbre. » Mais nous croyons aussi les témoins qui nous assurent qu’il est très habile à cultiver ses champs, à exploiter ses sapinières, qu’il est à la fois un excellent économe, un bon forestier, un bon industriel; que ses brasseries, ses distilleries, ses scieries à vapeur prospèrent à souhait et que son papier de bois, quand il en fera, lui rapportera de gros bénéfices. Ce que nous croyons surtout, c’est qu’il ne s’est jamais mieux peint que lorsqu’il a dit de lui-même « qu’il agit toujours par des raisons qui ne se trouvent pas près d’une table couverte d’un tapis vert, mais dans les libres espaces d’une verte campagne. »

On peut se représenter que les occasions eussent manqué à son génie. Il l’aurait employé à gérer son bien, à arrondir son domaine, à gouverner sa maison et ses paysans, à mettre dedans les plus subtils maquignons, à faire avec ses voisins des marchés avantageux. Donnant à sa sagesse un faux air de folie, il eût fait tinter à leurs oreilles les grelots de sa marotte; il les eût étonnés par ses hâbleries, amusés par ses fanfaronnades, alléchés par ses promesses; tour à tour, il les eût abusés agréablement et désabusés brutalement. Connaisseur incomparable des hommes, il se serait servi pour son profit particulier de ce talent de tentateur qu’il possède comme personne. Il ne se fût pas ennuyé; la chasse, l’équitation, la pêche, eussent occupé ses loisirs; il y aurait joint le plaisir de mystifier quelquefois ses amis comme ses ennemis, genre de passe-temps très goûté d’un vrai Prussien, et ses ennemis comme ses amis auraient dit de lui ce que les habitués de la cave d’Auerbach disaient de Méphistophélès : « Cet homme sait de bons tours; c’est quelque jongleur de campagne. » Les occasions sont venues. Au lieu d’administrer ses terres, il a eu désormais un état à gouverner, une Allemagne à fonder, des empires à créer ou à démolir, et l’Europe est devenue son jardin.

Mais les procédés dont a usé le politique sont ceux que le propriétaire eût pratiqués. Il est certain, quand on regarde au fond des choses, que l’art d’arrondir son domaine ou de se défaire à un bon prix d’un cheval fourbu est celui dont on a besoin pour agrandir un royaume et pour tromper des souverains qu’on se propose de