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qu’il a obtenu à grand’peine. Quel n’est pas son déplaisir de trouver la femme qu’il aime en train de se réconcilier avec son mari ! Il s’écrie piteusement : « Vous auriez dû m’avertir que je vous trouverais en famille. » M. de Bismarck a été bien aise de faire savoir à tout l’univers qu’il n’y avait rien à faire avec la France, qu’on la trouverait toujours en famille. Il se défie pourtant beaucoup de la fidélité de sa femme, puisqu’il la tient sous les verrous et les grilles de cette sombre prison qu’on appelle la triple alliance. Tant de précautions pourraient bien nous dégoûter de notre vertu.

M. Busch ne se pique pas toujours de conséquence, ses récits contredisent quelquefois ses doctrines. En général, il cherche à persuader à ses lecteurs que M. de Bismarck a toujours été pacifique, qu’il n’use de violence qu’à l’égard des entêtés qui refusent d’entendre raison, que toutes les fois que le renard a étranglé la poule, c’était dans un cas de légitime défense et que la poule avait commencé. Il affirme que, jusqu’en 1870, le ministre prussien s’est constamment appliqué à conserver de bons rapports avec le gouvernement français, qu’il ne désespérait pas d’établir une entente durable entre les deux nations, que c’est l’empereur Napoléon III qui a lassé sa patience et lui a mis l’épée à la main. Ce n’est pas l’opinion d’un ingénieux écrivain italien, M. Gaetano Negri, qui, dans un livre tout récent, établit que dès 1867 la principale occupation de M. de Bismarck a été d’irriter, d’exaspérer le gouvernement français jusqu’à ce que la guerre fût inévitable[1].

Personne n’ignore qu’au moment de la crise suprême, on crut encore à un arrangement, que l’étincelle qui mit le feu aux poudres fut le télégramme d’Ems annonçant à toute l’Europe une insulte faite par le roi de Prusse à l’ambassadeur de France. Cette insulte était purement imaginaire. Le roi Guillaume avait approuvé sans réserve la renonciation du prince Léopold au trône d’Espagne, tout en refusant par dignité de prendre aucun engagement pour l’avenir. Jusqu’au bout il avait été courtois pour l’ambassadeur, et quand il partit pour Coblentz, M. Benedetti le revit à la gare, où il l’accueillit avec sa bienveillance accoutumée. « Qui avait rédigé le télégramme? demande M. Negri. On ne peut plus douter que la main qui mouvait en secret les fils de cette tragi-comédie n’ait voulu par un scandale européen rendre impossible la réconciliation des deux gouvernemens. Le but fut pleinement atteint. En France, les ministres, la chambre, la population, tout le monde sentit l’affront et perdit la tête. »

On savait depuis longtemps que M. de Bismarck, revenu subitement de Varzin à Berlin, avait vu de mauvais œil la tournure pacifique que prenaient les choses, qu’il avait chargé le comte Eulenburg de se rendre à Ems pour représenter au roi le fâcheux effet de ses concessions. Nous

  1. Bismarck, saggio storico, di Gaetano Negri. Milan, 1884.