Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/689

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

patron. Bien des chefs d’industrie, qui aujourd’hui ont fait fortune, ont commencé par être des ouvriers, comme il en faudrait pour assurer le succès des sociétés de production. Ces ouvriers d’élite seront toujours le très petit nombre, et on ne peut rien en augurer pour l’avenir des sociétés de production. On parle aussi beaucoup des banques populaires, de leur succès en Allemagne et en Italie. Il faut voir à quel prix on achète ce succès. D’abord, en Allemagne, les associés de ces banques sont responsables solidairement de tous les engagemens de la société à laquelle ils appartiennent, et, quand ils veulent un crédit dépassant les fonds qu’ils ont dans l’entreprise, ils sont obligés de fournir des cautions et des garanties. Ces formalités sont peut-être un peu moins dures en Italie, mais elles sont encore sévères, plus sévères qu’on ne voudrait les accepter en France. Et pour arriver à quoi? A obtenir de l’argent en moyenne à 8 pour 100; les banques ordinaires ne le feraient pas payer plus cher aux ouvriers d’élite et aux petits artisans qui mériteraient leur confiance comme ceux qui sont affiliés aux banques populaires. On se fait donc beaucoup d’illusions à l’endroit de ces sociétés; il n’y a pas là le germe d’un affranchissement possible de la loi du salaire. Une seule chose est efficace, c’est la nécessité de l’épargne qu’elles imposent à leurs adhérens. L’épargne est, en effet, très salutaire; c’est elle qui est destinée à faire sortir l’ouvrier de la situation précaire où il se trouve et où il souffre de rester. C’est le bien suprême; mais, pour le réaliser, est-il donc nécessaire de sacrifier sa liberté et de courir après des chimères? L’ouvrier gagne, en temps normal, quoi qu’on en dise, des salaires assez élevés pour faire des économies; les institutions de prévoyance frappent à sa porte sous toutes les formes: caisses d’épargne, sociétés de secours mutuels, d’assurances, caisses de retraite. Qu’il y porte régulièrement une part de son salaire, celle qui n’est pas absolument indispensable aux besoins de chaque jour, et bien des questions qui s’agitent aujourd’hui disparaîtront. Au fond, il n’y a pas de question sociale, il n’y a qu’une question de tempérance, et si les ouvriers prenaient plus souvent le chemin de la caisse d’épargne que celui du cabaret, la plus grande partie du problème serait résolue. Le reste viendrait par surcroit avec des améliorations successives sans qu’on touchât au fond des choses. Or le fond des choses est indestructible et, si on y touchait, ce serait pour tomber dans une anarchie absolue et une misère générale. Voilà le langage qu’on devrait faire entendre aux ouvriers au lieu de leur prêcher des théories creuses qui flattent leurs passions, trompent leur ignorance, les conduisent aux déceptions et en font des agens pour les révolutions politiques. Quand on est un homme de cœur et qu’on s’adresse à la classe la plus nombreuse de la société et la