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parmi les règles de sa poétique, la sévérité de sa logique, ses intentions réalistes et ses modèles classiques; s’agitant au milieu de ces contradictions sans trouver un centre de conciliation et d’harmonie ; ainsi partagé, inquiet, plein de repentirs dans ses œuvres comme dans ses actions, misérable jouet de son imagination et de son cœur: ce fut là son martyre et sa gloire. Cherchant un monde extérieur épique dans un répertoire déjà épuisé, il y jeta sa propre personne, son idéalité, sa sincérité, son esprit mélancolique et chevaleresque, et il y trouva son immortalité. C’est là qu’on sent la tragédie de cette décadence italienne. C’est là que la poésie, avant de mourir, chantait sa lamentation funèbre et créait Tancrède, pressentiment d’une poésie nouvelle quand l’Italie sera digne de l’avoir. »


IV.

Voilà sans doute une belle étude, pleine d’idées neuves, d’expressions vives, de pénétration, de sagacité, mais où est l’écrivain? Cela est parlé plutôt qu’écrit : il y a du va-et-vient, du zig-zag. des reprises et des redites. L’improvisateur a médité son sujet et sait où il va, mais qu’une idée lui vienne en chemin, une idée de traverse, il ne se prive pas de la suivre et nous déroute ; nous avons dû plus d’une fois retenir ou ramener cette causerie pour lui faire suivre l’alignement. « Ma pensée, avoue-t-il lui-même, me dit qu’il faut rester attaché à mon sujet, le serrer de près et filer droit; cependant je m’interromps, je me dis : « Bravo! » ou bien : « Non, ce n’est pas ça, » et je m’escrime, et je gesticule et je me distrais derrière mes châteaux en Espagne. Écrire m’est difficile, parce que je ne mets rien sur le papier qu’après avoir longtemps bataillé contre moi-même, et s’il me vient des repentirs et que je sois forcé d’effacer, alors ce papier me parait laid, je le déchire et je recommence. Parler m’est plus facile, parce que j’écris sur une carte l’ordre des idées ou, comme nous disons, le squelette, et j’abandonne le reste au hasard, sauf quelque point qui m’intéresse et m’attire et où je m’ingénie à trouver la forme qui va le mieux. Pourtant, comme je ne suis pas ne comédien, quand j’arrive à ce point-là, j’y arrive tout froid, comme si je voulais attraper en l’air quelque chose qui n’a rien à faire avec le reste ; tout le monde s’en aperçoit et la phrase tant étudiée ne produit aucun effet. »

Voilà pourquoi De Sanctis professait mieux qu’il n’écrivait : comme professeur, il était incomparable. Il avait l’entrain, la verve, le pétillement, la flamme et faisait de la lumière à force de chaleur.