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le clairon du premier au dernier vers. Il diminua de beaucoup la part du hasard et de la force brutale pour augmenter d’autant celle du génie, de la force morale et du savoir, notamment dans les duels et dans les batailles. Il eut en vue de donner à son récit une apparence d’histoire et de réalité. En un mot, un poème sérieusement héroïque, animé de l’esprit religieux, possiblement historique et ramené au plus près de la vérité ou de la vraisemblance, un poème offrant un élément merveilleux naturellement explicable, et tant de cohérence, de simplicité dans la composition qu’il approchât de la perfection logique : tel fut l’idéal classique longuement prémédité par le poète, laborieusement remanié au gré des censeurs et vigoureusement défendu contre ses adversaires dans des écrits où il montra qu’il en savait plus qu’eux.

Le poème fut reçu comme il avait été conçu. On le lut d’abord par bouchées, et, quand il parut tout entier dans une édition incorrecte, à l’insu du pauvre Tasse, un essaim de guêpes se souleva. Les critiques jugèrent l’auteur d’après ses intentions, le mesurèrent à son compas, le combattirent avec ses armes. Si vous vouliez faire un poème religieux, il eût fallu nous le donner tel qu’il pût être mis dans les mains des nonnes. Quel scandale que ces amours décrites avec tant de volupté! La composition est défectueuse; Olinde et Sophronie ne sont qu’un hors d’œuvre; l’action sérieuse et vraie ne comprend qu’un petit nombre de chants ; tout le reste en est détaché; c’est une débandade d’aventures et d’épisodes. La diction est artificielle et prétentieuse, la langue impure et impropre, etc. L’académie de la Crusca lança des foudres. Le pauvre Tasse en devint malade et traita ses critiques comme des ennemis. A la vérité, son principal ennemi était lui-même. Il se défendait, mais avec une mauvaise conscience, parce qu’il professait, au fond, les mêmes principes et, par conséquent, devait avoir tort à ses propres yeux. Aussi eut-il la malheureuse idée de refaire son poème. Après la Jérusalem délivrée naquit la Jérusalem conquise, hélas!,

La poétique du Tasse est, dans ses bases essentielles, conforme à celle de Dante. Pour lui, le but de la poésie est littéralement la vérité confite en doux vers (il vero condito in molli versi), comme elle était pour Dante la vérité cachée sous le langage orné de la fable. L’idée religieuse est aussi la même : la lutte de la passion contre la raison. La passion et la raison sont chez Dante l’enfer et le paradis ; chez le Tasse, Dieu et le diable avec leurs agens terrestres. L’intrigue est entièrement fondée sur cet antagonisme, devenu le lieu-commun des poètes italiens. Homère chante la colère d’Achille, c’est-à-dire non la raison, mais la passion où la vie se manifeste énergiquement. Ses divinités sont des êtres passionnés;