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l’autre « plastique. » Ces deux facultés ont besoin d’agir immédiatement l’une sur l’autre : si l’une perd la chaleur de l’impression, l’autre n’arrive plus à trouver la chaleur de l’expression. « De Santis ne paraît pas apte à composer des œuvres de longue haleine ; son impatience le pousse à sacrifier souvent, par fatigue, le plus au moins. Il est plutôt portraitiste qu’historien, plutôt poète que logicien : ses portraits nous enchantent, ses considérations sur des périodes littéraires de long cours nous semblent souvent vagues et indéterminées. Il ne peut faire vivre devant lui les siècles, comme il sait ressusciter la figure de certains hommes étudiés à part. Pour être vive, sa critique a besoin de contempler en face des individus vivans et parlant un à la fois. S’ils parlent tous ensemble, le critique s’y perd, à moins qu’en parlant ensemble, ils ne disent tous la même chose, auquel cas De Sanctis atteint à une éloquence où nul autre ne s’est élevé. »

Au reste, il reconnaissait lui-même (dans un article sur son ami Settenibrini) les difficultés presque insurmontables de l’entreprise; il avouait que personne encore aujourd’hui ne peut mener à fin une œuvre scientifique et sérieuse sur la littérature italienne tout entière ; il faut d’abord que chaque époque et chaque écrivain soient étudiés à part dans un travail complet et définitif. En attendant, l’histoire littéraire ne saurait être qu’une compilation pleine de lacunes et d’emprunts, d’idées superficielles et hâtives. Tout cela n’est qu’à moitié vrai; par bonheur, De Sanctis n’a pas suivi son propre conseil et nous a donné la Storia della letteratura italiana, qui n’est pas un chef-d’œuvre, mais qui est une œuvre, la meilleure qu’on puisse faite aujourd’hui, spontanée, personnelle, pleine de saveur et de couleur. Ceux qui attendent pour écrire que la science ait tout fait, ceux-là sont des impuissans ou des paresseux: qu’ils se le dirent.

D’ailleurs il serait fort injuste de nous présenter De Sanctis comme un ignorant : il savait beaucoup de choses et les avait apprises directement, non chez les critiques, mais chez les auteurs. Il connaissait les littératures étrangères et a fort bien parlé, non-seulement de Shakspeare, de Goethe, de Schiller, mais encore de Lamartine, de Victor Hugo, même de Ponsard. Seulement c’était un solitaire et un distrait : en vivant loin du monde, il s’exagérait l’importance de certaines choses et de certains hommes. M’a-t-il pas un beau jour défendu Alfieri contre M. Louis Veuillot, croyant avoir affaire à un homme de pensée et d’érudition? Tout récemment, il a pris au sérieux notre école naturaliste, et cet homme de bien, ancien ministre de l’instruction publique, s’est donné la peine de l’étudier à fond, sans rire, comme si ce mauvais accès de polissonnerie lucrative eût été un moment de l’évolution de l’esprit