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gauche, ce qui expliquait la claudication. « On m’appelle distrait, écrivait-il. La vérité est que pour moi l’important est souvent ce que je pense et non ce qu’on dit ; c’est pourquoi tout ce vent de paroles qu’on me souffle à l’oreille n’arrive pas à mon esprit et ne peut me distraire. Pourtant ceux-là se trompent qui, me voyant ainsi recueilli en moi-même, s’imaginent que je médite toujours sur des sujets graves et importans. La concentration devient une habitude maladive et souvent, derrière ce recueillement, il n’y a qu’une rêverie inutile. Dans ma vie, j’ai plus pensé que lu. Et, à force de travail, mon cerveau a pris le tic de travailler à vide; ce qui a l’air de méditation n’est qu’une longue construction de châteaux en Espagne où je m’installe et me divertis. Si bien que, même quand je traite des sujets graves qui réclament toute mon attention, il advient qu’au plus beau moment le fil casse, et je me distrais, et je bâtis un nouveau château en l’air, et mes impressions du jour viennent à la traverse : tout cela en marchant, car le mouvement m’excite, et l’excitation dure jusqu’à ce que je tombe harassé sur une chaise où, fermant les yeux, j’endors ces vagues et je rentre au port. » L’aveu est bon à noter; il nous servira pour expliquer l’écrivain et sa critique.

Par ces raisons, il n’était pas fait pour la politique : c’était l’avis de sa femme, celle qu’il nomme « la bonne Mariette, » même dans ses ouvrages imprimés : « Elle prétend, écrit-il, qu’en ceci le hasard a été un imbécile, qu’il pouvait bien s’exempter de m’attirer au milieu de tant d’intrigues, et me laisser à mes études, à la société des jeunes gens. En ceci je ne lui donne pas raison, bien plus, je regimbe et je dis un tas de belles choses sur les devoirs envers le pays. Le débat s’échauffe surtout quand il me faut la quitter et prendre le train de Rome (où sont les chambres) en faisant, comme elle dit, le commis-voyageur. » La bonne Mariette était dans le vrai : son mari ne valait rien au parlement, où il faut des roseaux qui plient : il ne savait pas courber l’échine, même pour saluer les gens. Puis il restait rêveur, imaginait une opposition dynastique ralliant toutes les honnêtetés : au bout de peu de temps, il se trouvait seul, les yeux en l’air, abandonné par ses partisans, et il retournait à ses études. N’essaya-t-il pas une fois de prouver à la chambre que tous les députés étaient d’accord, puisqu’ils voulaient tous l’ordre, la liberté, le progrès, le bien du pays, l’honneur du drapeau, etc. ? Il ne se contentait pas de le dire, il le croyait, et pour constituer cette gauche idéale, il contenait les impatiens, secouait les endormis. On riait de ses illusions, mais on revenait à lui quand on avait besoin d’un ministre sympathique.

M. Cairoli l’appela dans son cabinet, en 1878, l’année où se