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moment, tu dors à poings fermés et tu ne te doutes pas que tu as été un comparse, évoqué par mon humeur noire. Mais où diantre ai-je pris tous ces mauvais pressentimens? C’est mon imagination qui a tout grossi : pour défaire un roman, j’en ai fait un autre. »

Il résulta de cette nuit agitée que De Sanctis prononça son discours. Ce discours est célèbre, et puisqu’il l’a publié lui-même, nous pouvons bien en citer le passage qui a produit le plus d’effet. Le candidat dit aux électeurs de Lacedonia : « J’illustrai ma patrie par l’enseignement; envoyé en exil, je l’illustrai par mes écrits, qui, peut-être, ne mourront pas, et peut-être un jour votre postérité élèvera des statues à l’homme à qui vous contestez vos suffrages. — Je revins de l’exil avec l’auréole du martyre, du patriotisme et de la science; je fus gouverneur de cette province, je fus ministre de Garibaldi, je fus député de Sessa et je ne fus pas député de Lacedonia. Vous m’avez préféré Nicolas Nisco, bien qu’il fût élu dans un autre collège ; vous avez décrété mon exil du collège natal. Après quatorze ans de ce second exil, l’exilé vient vous demander la patrie ; rendez la patrie à l’exilé ! »

Tous les Italiens savent ces paroles par cœur et les répètent avec un sourire ; elles enlevèrent cependant tous les suffrages des Lacédoniens. C’était peut-être la note juste. On s’étonnera sans doute en France qu’un homme du XIXe siècle ait osé parler de lui-même avec tant de bonne foi. Un humoriste napolitain[1] nous a donné la meilleure explication de cette singularité : De Sanctis était si distrait qu’il croyait parler d’un autre.

Cette distraction est le signe particulier de l’homme avec qui les reporteurs ont beau jeu. Un soir, étant ministre, il se présenta étourdiment à une fête de la cour, en habit de gala, portant son épée à droite. Il lui arrivait au café de suspendre son habit au croc et de jouer aux échecs en manches de chemise. Il négligeait d’ouvrir les lettres qu’on lui écrivait et les gardait des mois entiers « poche restante; » on dit même qu’un jour, au guichet de la poste, il eut toutes les peines du monde à se faire donner son courrier, parce qu’il avait oublié son propre nom. Un ami, qui survint à point, dut le lui remettre en mémoire. Une autre fois, à Malte, il se promenait bras dessus bras dessous avec son ami Marvasi; tout à coup il se plaignit d’un grand froid qui le faisait boiter du pied gauche. Il craignit que ce ne fût un accès de goutte et voulut rentrer au logis sur-le-champ : « Rentrons, lui dit Marvasi; tu pourras ainsi chausser la botte que tu as oubliée. » En effet, De Sanctis était sorti avec une botte au pied droit et une pantoufle au pied

  1. J. Verdinois, Profili letterari napoletani. Naples, Antonio Morano, 1882.