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Amérique, là aussi il y a des bas-fonds sociaux. Présente-toi là-bas : qu’est-ce que De Sanctis? — C’est un écrivain public, dira quelqu’un.— C’est un lettré, corrigera l’homme entendu de l’endroit. — Et qu’est-ce qu’un lettré auprès d’un avocat? reprendra en se carrant un brouillon de basoche. Et qui sait si un barbouilleur ne voudra pas l’apprendre l’orthographe par-dessus le marché? — Ah! par exemple!.. — Nous sommes en Amérique. — Ah çà, qu’ai-je donc à faire pour être un candidat sérieux ? — En premier lieu, tu dois savoir que tout électeur est souverain et veut qu’on le traite d’illustrissime; plus il est bas sur l’échelle, plus tu dois être son très humble serviteur. Tu n’as pas écrit, je gage, un seul petit billet mielleux, avec un post-scriptum plein de sucreries. Tu n’as pas fait ta cour au tailleur, au barbier de l’endroit ; leur as-tu seulement promis la croix à tous? Puis, dans ces petits centres, le monde commence ici et finit là, le clocher est la grosse affaire. Il y a dans ces querelles, dans ces jalousies municipales, autant de passion qu’entre la France et l’Allemagne. Chacun a son épopée particulière : l’épopée de l’enfant est le château de cartes, l’épopée des villageois est l’assaut au conseil municipal. Et tu appelles tout cela des petitesses! Et tu veux te poser en homme sérieux? Mais un homme sérieux doit employer toute son industrie pour chauffer ces querelles et picoter ces passions et encenser les vanités et susciter les rivalités entre un pays et le pays voisin, entre une famille et une autre famille. Voilà comment on se fait un parti. L’enthousiasme est un feu follet. Les passions et les intérêts, voilà la pâte humaine. — Assez! assez! — Mais nous sommes à peine à l’alphabet. Prends garde aux clés, mon bonhomme ! — Qu’est-ce que les clés? — Les clés de la situation. Tous ces souverains ont quelqu’un au-dessus d’eux qui les fait danser; ils croient danser leur propre danse et ils dansent celle de ce monsieur. Chaque centre politique a quelque riche à outrance, quelque robin tracassier, quelque camorriste (on en voit même en Amérique), un gros bonnet qui mène les gens à la baguette : là est la clé. Deviner où est la clé, c’est la chose essentielle. Ton roman te dit qu’il faut s’appuyer sur les honnêtes gens, mais les honnêtes gens sont des paresseux qui ne savent pas distinguer leur bras gauche du droit. Veux-tu écouter l’histoire? Tiens-toi aux forts, lions ou renards, peu importe! Moins ils ont de scrupules, mieux ils savent faire... — Ah! cynique de théologien!..

« Je me passai la main sur le front pour chasser le fantôme, et, me jetant à bas du lit, j’ouvris la fenêtre pour happer une bouchée d’air frais. C’était déjà l’aube, ce peu de lumière dissipa les brouillards de mon cerveau et je crus avoir fait un mauvais rêve. Pauvre théologien! pensai-je; quelle vilaine figure je t’ai donnée! En ce