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Il veut faire souche d’Américains modèles dans le lieu même où tant d’Américains laissent à désirer ; il veut pousser, selon ses forces, vers le meilleur chemin possible la roue d’un char dont ne s’occupent pas suffisamment ceux qui verraient le plus clair à le conduire.

Le ciel n’est pas sans nuages au-dessus de la grande république. On n’y jouit point d’une sécurité complète. L’étalage insolent du luxe ne pouvait manquer de faire naître les complots du parti socialiste, ces complots existent, et le communisme, sous un gouvernement qui se pique d’avoir tant de soupapes de sûreté, est un symptôme plus dangereux qu’il ne le serait dans une monarchie. Les grèves sont fréquentes ; on a vu la milice prêter ses armes aux émeutiers, et les autorités reculent d’ordinaire devant une répression vigoureuse, qui du reste ne serait pas facile. En Europe, il y a des armées permanentes pour étouffer la rébellion; mais une lutte sérieuse entre le capital et le travail, entre la richesse et la misère, se terminerait infailliblement aux États-Unis par le succès des masses pauvres. Il est vrai que, jusqu’ici, le parti qui paie reste le plus fort, grâce à la souveraineté réelle de l’argent. Les communistes américains aimeraient mieux gagner deux dollars à défendre la propriété que l’attaquer sans sécurité de profit. Mais ce roi-dollar n’est pas capable d’inspirer à ses esclaves des sentimens sublimes, ni même les scrupules de probité indispensables. Certains nababs, pour ne parler que d’eux, sont loin de donner le meilleur exemple. La liste trop longue des Knickerbocker knaveries[1] l’atteste. En somme, depuis la proclamation définitive de l’Union, le gouvernement semble ne se proposer pour tâche que de faire prévaloir la police et de protéger les affaires. Est-ce là le dernier mot d’un système républicain destiné à servir de modèle au monde entier?

Il a le grand mérite d’être fondé de fait sur l’idée chrétienne, sur la vénération saxonne des précédens, l’honorable George Shea nous l’a récemment prouvé en quelques pages éloquentes[2]. La religion chez les gouvernés a-t-elle cependant toute la puissance désirable? Souvent on la trouve bien vague et bien flottante. Nous voyons notre Prince marchand aller par décorum à telle église, tandis que sa fille en fréquente une autre par genre ou par fantaisie et que son fils aîné passe le dimanche à feuilleter Herbert Spencer. Ottilie choisit l’église épiscopale, quoique son père soit unitairien et sa mère presbytérienne. Son fiancé, lui, est agnostique,

  1. Coquineries de notables.
  2. Nature and Form of the American Government, by George Shea, chief justice of the Marine Court, auteur de la belle étude historique sur la Vie et l’Époque d’Alexandre Hamilton. Boston, 1883.