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d’or qui emporte en son cours les équipages fringans, les jolies femmes et les modes du lendemain, — l’intervention pittoresque des Washington, des La Fayette et des Lincoln en bronze, l’influence ambiante des enseignes de marchands déployées comme autant d’étendards au-dessus du brouhaha humain qui jamais ne cesse, tout cela est du Flaubert ou du Zola expurgé. Mais, en dehors du talent de photographe minutieux, dont il abuse peut-être, M. Bishop en possède d’autres; il sait mener habilement une intrigue, faire agir à la fois un grand nombre de personnages, nous intéresser au caractère de chacun, semer beaucoup d’esprit dans le dialogue, relever enfin l’aridité d’un sujet où l’argent tient forcément la place principale, en y mêlant l’étude très délicate des sentimens de l’âme. Les amours d’Ottilie, — la nièce pauvre du prince marchand, — et de l’ambitieux Bainbridge, qui commence par donner à cette charmante fille des conseils désintéressés pour la conduite de sa vie et son futur mariage, puis qui s’aperçoit tout à coup qu’en les suivant elle le mettra au désespoir; le réveil de la jeunesse et de la passion chez ce sceptique prématurément désillusionné, qui soudain oublie tous ses calculs, résultat d’une douloureuse expérience, et passe du rôle de mentor à celui d’amant jaloux, cette histoire vieille comme le monde, mais renouvelée par de délicieux détails d’une originalité bien exotique, nous repose du ruissellement de millions qui autrement éblouirait nos yeux jusqu’à les fatiguer.

La physionomie du nabab américain, Rodman Harvey, a d’ailleurs un relief puissant. Curieuse figure que celle de ce prince marchand, qui s’est fait lui-même ce qu’il est, c’est-à-dire le rival moderne des grands trafiquans de Tyr et de Sidon, des Pays-Bas et de Venise. Sa prodigieuse fortune fut amassée pendant la guerre de sécession; après avoir continué plus longtemps qu’aucun autre les transactions avec le parti confédéré, — car l’esclavage n’avait rien qui le scandalisât, et le patriotisme est une corde muette dans cette âme tendue sur un seul objet, l’argent, comme celle de Napoléon sur la conquête, — il s’est rattaché d’une façon fort opportune aux opinions de la majorité politique et a même servi le gouvernement avec une ardeur stimulée par la rancune personnelle qu’il garde d’une trahison, d’une banqueroute du Sud. Et puis ce meneur infatigable, qui se trouve à la tête de toutes les entreprises importantes de son pays, aspire au congrès, afin de devenir socialement l’égal de ses correspondans, le député français, dont il importe les soies de Lyon, et le fabricant de lainages britanniques, membre du parlement. Une recrudescence de luxe, l’achèvement du splendide hôtel qu’il se fait construire sur la Cinquième Avenue, décide de son élection.