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Le motif en réalité a les yeux magnifiques et troublans de Ruth Cheever, cette Andromède qu’il s’agit de délivrer coûte que coûte. C’est devant elle que se dispersent les fantômes du passé comme se dissipent ceux de la nuit à l’approche de l’aurore. Et, sans doute, Wainwright n’a pas tort de tout jeter au vent afin de posséder la perle rare; l’amour vrai, dévoué, irrésistible, est un assez grand bien pour qu’on s’estime heureux de le ressentir, quel qu’en soit le prix. Nous tenons seulement à constater qu’une femme, bien plus que l’Amérique, a conquis et retenu ce touriste d’abord récalcitrant. Qui sait si le jeune couple, auquel nous souhaitons toute la prospérité possible, ne retournera pas un jour en Angleterre, ne fût-ce que pour fuir les faux Anglais du Nouveau-Monde, mais d’abord pour échapper à M. Spring et à sa dangereuse moitié, trop proches, malgré la séparation nettement tranchée que le mariage établit là-bas entre l’épouse et son ancienne famille?


II.

En tant que roman, the House of a merchant prince, par Henry Bishop, nous semble bien supérieur au Gentleman of leisure, dont l’auteur ne s’est évidemment proposé d’autre but que de peindre sous forme de scènes détachées et de portraits la société américaine sans y rien mêler de lui-même, ni imagination, ni émotion. Sa manière d’exposer le pour et le contre avec une impartialité, un détachement qui touche à la froideur établit des liens de parenté entre M. Fawcett et certains représentans de notre école naturaliste, dont il répudie, du reste, les licences. Avec plus de souplesse et une tout autre entente de la composition, M. Bishop, lui aussi, sacrifie un peu à cette école nouvelle. Ses tableaux, d’une belle couleur et d’une parfaite vérité, sont souvent surchargés de détails documentaires. Inutile, pour nous faire comprendre qu’Angelica Harvey, la fille du Prince marchand, est la personne la plus élégante des deux hémisphères, d’expliquer sa toilette par le menu chaque fois qu’elle paraît ; l’amoureux, Russel Bainbridge, ne gagne rien à ce que nous sachions qu’une de ses dents, fort blanches d’ailleurs, laisse étinceler par devant, lorsqu’il sourit, une petite parcelle d’or; il faudrait chercher dans l’Éducation sentimentale l’équivalent de certains devis d’entrepreneur ou de tapissier, et dans une Page d’amour cette incessante répétition d’un panorama qui, à travers tous les événemens, joue, pour ainsi dire, le premier rôle. La suite de « processions ininterrompues » qui distingue New-York, procession d’affaires ou de plaisir, selon le quartier, — bruyantes ici comme un défilé d’artillerie, éblouissantes là-bas comme un fleuve