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en brèche quelques-uns des prétendus principes dont on l’a nourri dans le vieux monde. Bientôt il atteindra la vraie liberté. Il comprendra tout à coup, — le plus absolu des sentimens humains lui étant révélé, — qu’un honnête homme qui épouse une honnête femme n’a pas à se préoccuper du reste, puisqu’il garde sa propre estime, laquelle entraîne à la fin, quoi qu’on en puisse dire, celle du monde. Quant au préjugé qui défend d’arracher, pour en faire la joie et l’orgueil de sa vie, un lis sans tache au fumier où il a pu croître, — stupide enfantillage, mensonge et fumée! Wainwright est allé trouver Ruth avec le projet de lui dire purement et simplement qu’il implore le droit de l’aider dans une circonstance délicate de sa vie, qu’il veut être toujours son serviteur et son ami. Cédant à une impulsion soudaine, il fait volte-face, il offre sans phrases son cœur, qui est accepté. Tout le dépit sera pour Mrs Spring, qui, sans avoir glissé jamais de l’imprudence à l’adultère, tiendrait à garder ses adorateurs, mais la fine mouche saura dissimuler. Un coup de bourse vient de remettre Spring au sommet de l’échelle; il lui donnera plus d’argent que jamais à dépenser en bric-à-brac et en chiffons ; cela lui suffit pour être heureuse.

A Gentleman of leisure se termine par la peinture la plus animée de l’enfer de Wall Street.

Il y a quelque vingt ans, alors que la guerre tenait suspendu dans sa balance sanglante le destin des États-Unis, quand le prix de l’or variait presque d’heure en heure, Wall Street, le foyer de la spéculation à New-York, fut saisie d’une fièvre effroyable. Il n’était pas rare alors de voir les courtiers gagner de huit à dix mille dollars en un jour. C’étaient par centaines de millions que se chiffraient les affaires. Jamais on n’imagina pareille opulence. Le parc regorgeait d’équipages; Delmonico, le restaurant fameux, ne suffisait pas aux banquets dont il recevait la commande ; il n’était question que de fêtes et la fureur de gain qui alimentait ce luxe avait mordu toutes les classes de la société. Les bureaux des agens de change regorgeaient de cliens : le commis risquait son salaire laborieusement amassé, la veuve son modeste pécule. Ensuite vinrent de sombres jours où Wall Street ne compta plus les sinistres; à chaque période de calme relatif succédait un formidable orage. Les colossales commandes du gouvernement jetaient de tous côtés le désarroi, les valeurs devenaient sujettes à d’étranges écarts. Trois années suivirent pendant lesquelles le marché resta dans une sorte de torpeur pour aboutir à l’effroyable désastre du Vendredi noir. Quelque temps avant cette catastrophe, on avait pu pressentir l’approche de la tempête. Les bons de la Gold Exchange Bank s’étaient multipliés sur place d’une façon inquiétante. Un