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de marécages où l’on se noie. Il y a les petites provinciales, ivres des illusions dont j’ai parlé, que les placeuses ont grugées, auxquelles on a tout offert, excepté un métier honnête et qui sont accourues vers les religieuses en criant : « Sauvez-moi ! » Il y a les pauvres servantes que leurs maîtres ont chassées parce que leur faute devenait trop apparente, qui ont songé au suicide, qui peut-être ont essayé de se suicider et qu’une bonne inspiration, ou un bon commissaire de police, a conduites à la maison d’Auteuil. Il y a les femmes abandonnées par leur mari ou qui se sont enfuies de la chambre conjugale, parce qu’il les battait, les volait et les forçait à céder la place à une concubine. Il y a là toutes les misères, toutes les infortunes, toutes les déceptions ; mais à côté, près du cœur, il y a la charité qui veille, qui ranime l’espérance et relève le courage. Je regardais ces êtres auxquels les hasards n’ont peut-être pas été plus démens que leurs passions, et je tournai les yeux vers la supérieure ; elle me comprit, et, à ma muette interrogation, elle répondit : « Il n’y a que la mort qui soit sans remède. » Dans une telle bouche, ce lieu-commun me parut admirable. Du reste, la moitié, au moins, de ces femmes sont probes et de bonnes mœurs ; si elles sont tombées si bas que la charité privée les a ramassées pour leur épargner les lenteurs et l’insuffisance de la charité publique, c’est qu’elles étaient sans ressources et dans l’impossibilité de se subvenir à elles-mêmes.

On n’est ni prisonnier ni cloîtré dans la petite maison d’Auteuil ; celles qui trouvent la discipline trop étroite, — elle est fort large, — restent libres de pousser la porte et de reprendre la vie errante. La supérieure accorde des sorties, mais ces sorties sont toujours inopinées ; on ne veut pas les régulariser, on a soin de ne jamais les annoncer d’avance, afin d’éviter les rendez-vous concertés et les rechutes qui deviennent souvent mortelles lorsqu’elles se produisent au cabaret. Là, comme dans tous les refuges où viennent s’abriter des êtres que la brutalité du sort a malmenés, on sait que l’eau-de-vie est mauvaise conseillère, qu’elle désagrège les résolutions les meilleures et qu’elle pousse aux fautes dont les conséquences sont parfois redoutables. Aussi, sur ce point, la règle est inflexible ; une femme qui rentre ivre est expulsée ; quelles que soient ses protestations, quelle que soit sa conduite antérieure, un seul excès de boisson suffit à la mettre dehors et à lui fermer pour toujours la porte de I’Hospitalité. Cela n’est que juste ; la maison est un lieu de repos, d’éducation morale, de préparation au travail rémunéré. Si l’ivresse s’y introduisait, le bien déjà obtenu serait compromis et toute espérance d’amélioration pour l’avenir devrait être abandonnée. La surveillance des religieuses à cet égard est rigoureuse, et il n’est point facile de la mettre en défaut.