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de janvier 1881 à la fin du mois de décembre 1883, le nombre des femmes entrées à l’Hospitalité du travail sous les auspices que je viens de dire a été de 1,068, et, parmi elles, il y en a plus d’une qui a dû s’étendre dans un lit et manger à sa faim pour la première fois depuis longtemps. Au matin, lorsqu’elles se réveillent, elles sont toutes surprises de se trouver dans un dortoir et d’être enveloppées d’une couverture. L’une d’elles me disait : « Ah! monsieur, quelles délices ! »

On est quelquefois en face de circonstances tellement étranges qu’elles semblent appartenir au roman plus qu’à la réalité. Lorsque je visitai la maison d’Auteuil, j’aperçus dans la cour une jeune femme aveugle qu’une religieuse tenait par le bras et dirigeait vers un escalier. Je fus surpris et je dis à la sœur : « Vous recevez donc aussi les aveugles? » Elle me répondit : « Nous ne pouvons cependant pas les mettre à la porte et les jeter dans la rue. » J’ai eu la curiosité de faire une enquête sur cette malheureuse, et j’en puis raconter l’histoire. Au mois de mars 1883, on fut surpris de voir une femme aveugle se présenter inopinément à l’hospice des Quinze-Vingts et demander à y être admise. Elle arrivait en fiacre avec un petit bagage et venait directement de la gare du chemin de fer de Lyon-Méditerranée. On lui demande ses titres d’admission, elle n’en avait pas; son âge, elle avait vingt-neuf ans; on lui fit observer que l’hospice ne s’ouvrait que pour les personnes ayant dépassé la quarantième année et qu’il était impossible de la recevoir. Son désappointement fut extrême; elle n’avait pas d’argent pour aller loger dans un garni, elle n’avait point de domicile et ne connaissait personne à Paris. Le bon roi saint Louis n’aurait pas refusé d’abriter la malheureuse pendant quelques jours dans la maison qu’il a fondée, mais le bon roi saint Louis est mort, et il n’y a plus de vivant qu’un règlement qui ne supporte pas d’exceptions. La pauvre fille fut menée chez le commissaire du quartier, qui l’envoya au second bureau de la première division de la préfecture de police. On ne pouvait l’y garder; on ne savait où la mettre en hospitalité. Le chef de bureau la conduisit lui-même au dépôt afin de la recommander directement et avec instance à la supérieure des Sœurs de Marie-Joseph, qui ont la garde des femmes détenues. Dès le lendemain, il écrit pour la signaler de nouveau aux soins particuliers des religieuses. La supérieure répond : « Elie a une literie double et la nourriture de l’infirmerie. » Là, du moins, elle était en repos et en sûreté; on avait quelque loisir pour la tirer du mauvais pas où son imprudence l’avait jetée.

Elle se nomme Philippine B... Elle est née aveugle à Ajaccio, fille naturelle, de parens inconnus, la nourrice à laquelle on l’a confiée