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Si la situation est dure pour l’homme, elle est atroce pour la femme, créature faible, faillible, soumise aux fatalités de son sexe et à qui la maternité irrégulière est imputée comme un crime. L’homme la prend, s’en amuse, la rejette et ne se soucie de savoir s’il ne l’a pas condamnée à l’abjection, s’il ne lui a pas imposé, pour une seconde de plaisir rapidement oublié, la charge de pourvoir à l’existence d’un être dont elle n’a que le fardeau et la honte. Dans les basses conditions où elle arrive à Paris, que fera-t-elle si, tout de suite et par bonne fortune, elle n’entre en condition? Son salaire est dérisoire lorsqu’elle n’a pas aux mains l’outil spécial des travaux recherchés. La femme qui, d’un métier acquis sans un long apprentissage, peut gagner 3 francs par jour n’est pas commune à Paris, et quand sur une telle somme il faut prélever la nourriture, le logement, le vêtement, que reste-t-il pour parer à une maladie ou à un chômage? si elle est balayeuse, elle est payée 2 francs; si elle est porteuse chez un boulanger, elle reçoit 2 francs et deux livres de pain. Comment vivre ainsi? C’est un mystère. La débauche vénale peut les entraîner lorsqu’elles sont jeunes et qu’elles ont forme humaine; soit, mais lorsqu’elles sont vieilles, laides, sinon hideuses, que deviennent-elles? Je l’ignore. Le suicide est bien plus rare chez la femme que chez l’homme. Je me rappelle avoir constaté en 1867 que, sur 163 suicides inscrits sur les registres de la Morgue, les femmes n’y comptaient que pour le chiffre de 28. Elles ne se tuent donc pas, elles disparaissent et cachent leurs origines. Où les retrouver? A la Salpêtrière, dans les hospices, aux Incurables, chez les Petites Sœurs des Pauvres, dans les maisons ouvertes à la vieillesse, dans les maladreries où végètent les gâteuses, où se débattent les épileptiques, où la caducité retournée vers l’enfance pleure, rit sans motifs, et n’est plus qu’une matière inerte dont l’âme ne se réveille plus.

La charité n’ignore aucun des obstacles, aucun des périls qui encombrent la route où les femmes sont obligées de marcher; aussi c’est vers elles qu’elle regarde avec prédilection, s’ingéniant à les sauver de la misère, parce qu’elle sait que la misère, mieux encore que l’oisiveté, est la mère de tous les vices. La charité redouble d’efforts pour les arracher à la faim, au froid, au dénûment, — mais surtout pour les arracher à la dépravation, car, à travers les prodiges qui lui sont familiers, elle poursuit un idéal de pureté morale auquel il est bien difficile d’élever les épaves humaines qu’elle ramasse et qu’elle cherche à nettoyer de leurs péchés. Réussit-elle dans cet apostolat qui prend soin de la matière pour mieux atteindre l’esprit, je ne sais. On dit qu’il ne faut jamais désespérer