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ne vous a jamais fait un portrait si avantageux de son roi, que vous me croyez d’autant plus que je ne vous ai jamais trompé, et que vous êtes bien résolu à vous lier avec un prince aussi sage et aussi ferme que lui. Ces mots vagues ne vous engagent à rien et j’ose dire qu’ils feront un très bon effet : car, si on vous a fait des peintures peu honorables du roi de France, je dois vous assurer qu’on vous a peint à lui sous les couleurs les plus noires, et assurément on n’a rendu justice ni à l’un ni à l’autre. Permettez donc que je profite de cette occasion si naturelle pour rendre l’un à l’autre deux monarques si chers et si estimables. Ils feront de plus le bonheur de ma vie : je montrerai votre lettre au roi, et je pourrai obtenir la restitution d’une partie de mon bien que le bon cardinal m’a ôté. Je viendrai dépenser ici ce bien que je vous devrai[1]. »

Comme nous ne trouvons pas de réponse à cette supplication, il est à présumer que Frédéric fui insensible, et ce qui prouve bien que même cet acte de bonne grâce fut refusé, c’est que, pour y suppléer, Voltaire fut réduit à citer dans une dépêche postérieure adressée au ministre, un fragment d’une des lettres royales que j’ai citées et où le nom de grand homme était décerné à Louis XV, dans un sens que la tournure de la phrase rendait manifestement ironique. Cette rigueur n’empêcha point Frédéric d’assurer au voyageur, du plus grand sérieux du monde, avant de le mettre en voiture, qu’il avait eu tort de ne pas apporter de lettres de créance, ce qui aurait permis de traiter avec lui.

Ce n’est pas là, je le sais, le compte que rendent de ce dernier entretien les écrivains qui s’en sont fiés aux Mémoires de Voltaire. Tous racontent, au contraire, qu’au moment de le quitter, Frédéric lui glissa dans l’oreille ces simples paroles : Que la France déclare la guerre à l’Angleterre et je marche avec elle. Par malheur, rien de pareil ne se trouve dans les correspondances, et comme elles sont imprimées depuis longtemps, tous les narrateurs auraient pu prendre la peine de s’en assurer. La suite des faits fera voir d’ailleurs que cette exigence imposée, en effet, par Frédéric à la France, ne lui vint à l’esprit que beaucoup plus tard et par suite de circonstances qui n’étaient pas encore réalisées[2].

Voltaire partit donc, — il le fallait bien; — mais il s’éloignait à regret, se rendant non en droiture à Paris, où il n’avait rien à dire, mais à Bruxelles, où Mme du Châtelet se mourant d’impatience,

  1. Voltaire à Frédéric, octobre 1743. (Correspondance générale.)
  2. Voltaire à Amelot, Bruxelles, 5 novembre 1743. Correspondance de Hollande. Ministère des affaires étrangères.) — On trouve dans la Correspondance générale de Voltaire, une lettre également adressée à Amelot en date du 27 octobre, et qui est si semblable pour le fond, et souvent même pour la forme, à celle-ci, qu’il est à présumer que l’une n’est que le brouillon dont l’autre est le texte définitif.