Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/530

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et qu’on s’amusait à ses dépens à Versailles comme à Paris. Jamais réveil ne fut plus pénible, et son dépit fut tel, qu’un moment il songea à partir sans prendre congé : « Ce que vous mande M. de Valori, touchant la conduite du roi de Prusse à mon égard, écrivit-il à Amelot, n’est que trop vrai... Ne pouvant me gagner autrement, il croit m’acquérir en me perdant en France, mais je vous jure que j’aimerais mieux vivre dans un village suisse que de jouir à ce prix de la faveur dangereuse d’un roi capable de mettre de la trahison dans l’amitié même; ce serait, en ce cas, un trop grand malheur de lui plaire. Je ne veux point du palais d’Alcine, où l’on est esclave parce qu’on est aimé, et je préfère surtout vos bontés vertueuses à une faveur si funeste. Daignez me conserver ces bontés et ne parlez de cette aventure curieuse qu’à M. de Maurepas[1]. »

Qui l’aurait cru, pourtant? les charmes d’Alcine furent encore les plus forts, et huit jours n’étaient pas écoulés que déjà le plaisir de paraître le favori d’un souverain l’emportait sur le déplaisir d’avoir été sa dupe. Frédéric, d’ailleurs, en était sûr d’avance ; car, averti que sa ruse était éventée, il en donnait avis, en riant sous cape, à son complice de Paris : « La Barbarina, disait-il (c’était le nom d’une danseuse italienne attendue par l’opéra de Berlin), ne pourra venir qu’au mois de février, étant déjà engagée à Venise. A propos de baladins, Voltaire a déniché la petite trahison que nous lui avons faite, il en est étrangement piqué; il se défàchera, j’espère. » Le moyen, en effet, de rester fâché contre un prince qui avait aidé lui-même à mettre en musique le bel opéra de Métastase, la Clémence de Titus, et qui vint offrir à Voltaire d’en faire donner une représentation tout exprès en son honneur? « En quatre jours de temps, écrivait Voltaire le 8 octobre, Sa Majesté prussienne daigne faire ajuster sa magnifique salle de machine et faire mettre son opéra au théâtre, le tout parce que je suis curieux[2].» Un tel procédé ne réparait-il pas toutes les injures du monde? Puis, au cours de la représentation même, un bon sentiment, suivi d’une bonne œuvre, vint encore contribuer à apaiser le ressentiment du poète. Il y avait dans la prison de Spandau un pauvre Français enrôlé de force dans l’armée de Frédéric-Guillaume, en raison de sa belle taille, puis condamné, pour désertion, à la captivité perpétuelle, après avoir eu le nez et les oreilles coupés. Il avait fait appel à la puissante intercession de Voltaire. « Je pris mon temps (disent les Mémoires) pour recommander à la clémence de Titus ce pauvre Franc-Comtois sans oreilles et sans nez... Le roi promit quelque adoucissement, et il eut la bonté de mettre le gentilhomme dont il s’agissait à l’hôpital à six

  1. Voltaire à Amelot et à Thiériot, 8 octobre 1743. (Correspondance générale.) — Frédéric à Rottenbourg, 14 octobre 1743. (Correspondance générale.)
  2. Voltaire à Amelot et à Thiériot, 8 octobre 1743. (Correspondance générale.) — Frédéric à Rottenbourg, 14 octobre 1743. (Correspondance générale.)