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société sont rassemblés. Nous y avons des opéras, des comédies, des chasses, des soupers délicieux. Ne faut-il pas être possédé du malin esprit pour s’exterminer sur le Danube ou sur le Rhin, au lieu de couler aussi doucement sa vie ? » Son entraînement était tel que, oubliant tout, il négligea quinze jours de suite d’écrire à Mme du Châtelet[1]. Le crédit de Voltaire auprès de Frédéric était d’ailleurs si bien établi dans la pensée de tous que les princes eux-mêmes recouraient à lui pour les grâces qu’ils voulaient obtenir. C’est ainsi que, mandé un jour par la duchesse régente de Wurtemberg, il la trouva tout éplorée, et le suppliant presque à genoux de lui faire rendre son fils, qui, bien que déjà en âge de régner, était retenu presque de force à la cour de Prusse. Voltaire promit son intercession et eut la jouissance de se faire bénir d’une princesse en séchant des larmes maternelles[2].

Mais pendant que la royauté littéraire était ainsi comblée d’encens et de complimens, que faisait le roi véritable et de quoi parlait-il dans ses entretiens particuliers avec les princes qui s’étaient rendus à son appel ? Évidemment, des projets d’alliance et de confédération étaient toujours en travail dans son esprit : mais dans quel sens et dans quel dessein ? Était-ce pour venir en aide à la France ou pour se passer d’elle en lui fermant les portes de l’Alleœagne ? C’est ce que Voltaire, malgré l’étourdissement des plaisirs, aurait pourtant désiré savoir et sur quoi il essaya, à plus d’une fois, d’obtenir des confidences. Mais ces tentatives furent, cette fois, très mal accueillies. Frédéric se plaignit avec amertume que la France, ne savait que mendier la paix à tout le monde, qu’elle frappait à toutes les portes pour l’obtenir et fit entendre qu’il était obligé de se mettre en garde contre la tentation qu’elle pourrait avoir, pour se tirer d’affaire, d’entrer dans des arrangemens contraires aux intérêts de la Prusse. Voltaire, il faut lui rendre cette justice, ne craignait pas d’user, même avec les princes, d’une hardiesse gracieuse qui lui avait plus d’une fois réussi. Il essaya donc, sans se troubler, de prendre le ton plaisant et demanda au roi en souriant s’il n’avait pas lui-même quelque péché de ce genre sur la conscience et si on ne pourrait pas le prendre en flagrant délit de pourparlers avec les ennemis de la France. Mais le roi s’en défendit avec une vivacité maussade : « S’il ne le faisait pas, dit-il, c’est qu’il ne lui plaisait pas de le faire, car il en était pressé tous les jours, et s’il offrait seulement dix mille hommes à l’Angleterre et à l’Autriche, il ferait la loi à son gré dans l’empire. Que la France gardât seulement, ajoutait-il,

  1. Voltaire à Podewils, 3 octobre 1743. (Correspondance générale.)
  2. Voltaire à Amelot, 3 octobre 1743. (Correspondance générale.)