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quelle dévotion le nom de Voltaire avait été prononcé dans cet asile de méditations savantes ou rêveuses! C’était là qu’après chaque envoi de France, étaient dévorés avec avidité les moindres écrits sortis de sa plume, les moindres fruits de sa verve poétique. C’était là aussi qu’étaient reçues et serrées précieusement les lettres flatteuses qu’il adressait à « la princesse philosophe, la protectrice des arts, la musicienne parfaite, le modèle de la politesse et de l’affabilité. » Le recevoir en personne dans ce lieu où on avait si souvent parlé de lui était un bien inespéré. C’était vraiment le dieu qui paraissait dans le sanctuaire.

Ce furent aussitôt de longues, d’interminables, de charmantes conversations auxquelles la princesse se prêta avec d’autant plus d’empressement que le commerce de la petite noblesse allemande, telle qu’elle nous l’a dépeinte, lui imposait pour son régime ordinaire un jeûne plus complet des plaisirs d’esprit. Les confidences allèrent même assez loin, s’il est vrai, comme le rapporte Voltaire, qu’en lui racontant les malheurs de son jeune âge, elle ne se borna pas à lui parler des violences matérielles que lui avait infligées la main brutale de son père : « Elle en gardait, dit-il, des cicatrices au-dessous du sein gauche, qu’elle m’a fait l’honneur de me montrer[1]. »

Le margrave lui-même, jeune prince moins ami des lettres, mais encore très épris de sa femme et subissant entièrement sa domination, s’associa de bonne grâce à cette réception chaleureuse, et il ne fut pas le seul ; car la cité, ordinairement peu animée, de Baireuth devint tout de suite le rendez-vous de tous les princes du voisinage appelés par Frédéric ou accourus pour lui faire leur cour. Toutes les puissances petites ou grandes du cercle de Franconie, têtes couronnées ou mitrées, noblesse, magistrature, se pressaient autour du héros du jour. L’illustre Français qui vivait dans la familiarité du grand homme devint ainsi lui-même l’objet d’une curiosité universelle. Son nom était, d’ailleurs, du petit nombre de ceux qui étaient apportés dans ces pays reculés par les échos lointains de la renommée. C’était le représentant de ce génie français dont le prestige éblouissait, depuis des siècles, l’Allemagne entière. Aussi, dans une suite de fêtes brillantes, disposées avec art par le goût éclairé de la margrave, Voltaire se vit-il entouré d’hommages qui lui causèrent un véritable enivrement et lui firent oublier pour un moment ses soucis et ses prétentions politiques : « J’ai suivi à Baireuth, écrivait-il tout en extase à Podewils, l’Orphée couronné! J’y ai vu une cour où tous les plaisirs de l’esprit et tous les goûts de la

  1. Desnoiresterres, Voltaire et la Société au XVIIIe siècle, t. II, p. 401.-— Voltaire, Mémoires.