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et qu’on écrivit à Voltaire pour lui faire savoir que le temps des feintes était passé et que, pour lui rendre plus facile son changement d’attitude et de langage, on était prêt à lever l’interdiction de sa pièce de Jules César et à lui ôter ainsi son motif de plainte le plus apparent[1].

Mais ce changement de front, sur place, en plein champ de manœuvre diplomatique, n’était pas si aisé à opérer, et quand on est sorti de la voie droite, il n’est pas si commode d’y rentrer que le pensait le bon ambassadeur. Après avoir fait retentir La Haye de l’écho de ses plaintes et s’être glissé à la faveur de ces fausses confidences dans l’intimité des chefs d’un parti politique, venir tout à coup leur avouer qu’on n’était que l’agent secret du gouvernement qu’on accusait la veille, c’était se donner à soi-même un triste démenti et confesser qu’on avait joué un singulier personnage. Heureusement pour Voltaire, un billet du roi de Prusse, auquel étaient joints les passeports qu’il avait demandés, vint le tirer de peine. Le prince, de retour d’une tournée en Silésie, l’attendait avec impatience à Berlin. « Ce ne sont pas, disait-il, en lui envoyant ses permis de poste, des Encéphales qui vous amèneront, ni des Pégases non plus ; mais je les aimerai davantage parce qu’ils m’amèneront mon Apollon. » Voltaire ne se le fit pas dire deux fois, ravi de trouver une bonne raison pour se dérober au rôle ridicule d’un comédien dont on a reconnu la voix sous le masque et d’un trompeur pris dans son piège.

Quant à Frédéric lui-même, il y avait longtemps qu’il savait à quoi s’en tenir sur le caractère de la visite qu’il allait recevoir. Soupçonnant tout de suite quelque artifice, il mit en œuvre pour le déjouer un de ces procédés d’une malice dénuée de scrupule qui lui étaient familiers. Parmi les épigrammes envoyées par Voltaire, sous l’empire d’un premier accès d’irritation, il fit choix de celles qui contenaient les traits les plus sanglans contre l’évêque de Mirepoix, et, les expédiant à un ami sûr qu’il avait à Paris, il le chargea de trouver quelque moyen détourné pour faire passer ces outrages sous les yeux du prélat offensé lui-même. « Je veux, écrivait-il à ce correspondant, brouiller si bien Voltaire avec la France qu’il ne puisse plus quitter Berlin. » Et telle est, en effet, l’explication que Voltaire lui-même (informé plus tard, comme on va le voir, du tour qui lui était joué) en a donné dans ses Mémoires. Il y en a une plus vraisemblable : Frédéric avait tout simplement

  1. Fénelon à Amelot, 17 août 1743. — Amelot à Voltaire, 22 août 1743. (Correspondance de Hollande. Ministère des affaires étrangères.)