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N’ayant jamais compté sur rien, Fénelon n’éprouvait que peu de mécomptes ; mais une autre manœuvre de Voltaire, plus déplacée encore, quoique moins importante, vint lui causer plus de surprise et d’impatience. On lui écrivit de Paris pour lui demander qui était un sieur van Haren, à qui Voltaire, de son chef et sans consulter personne, avait offert de le faire désigner pour le poste d’ambassadeur à Paris. Le titulaire en exercice de cette fonction était un brave docteur van Hoey, excellent homme, aimé à Paris et s’y plaisant, s’employant toujours de son mieux à accommoder tous les différends, très bon chrétien d’ailleurs, ne parlant que par citations de l’Écriture sainte et méritant lui-même toutes les béatitudes que l’Évangile promet aux pacifiques. Dans les circonstances présentes, c’était, par la simplicité de son esprit et la droiture de son cœur, un diplomate tout à fait à souhait pour ceux qui avaient à traiter avec lai. On n’avait aucune raison de désirer sa retraite et moins encore de le mécontenter en y travaillant sous main. Qu’était-ce donc que le successeur que Voltaire imaginait de lui donner ?

Fénelon n’eut pas de peine à répondre, car il ne connaissait que trop bien le protégé de Voltaire. C’était un tout jeune homme, récemment nommé aux états de Hollande, où il affectait des allure de tribun, et, par son déchaînement passionné contre la France, scandalisait même cette petite assemblée, très malveillante pour nous, mais toujours paisible de caractère. De plus, il était poète à ses heures et consacrait sa verve à célébrer les vertus de Marie-Thérèse et à exciter par des vers enflammés le tempérament, à son gré trop peu militaire, de ses compatriotes. Quand viendrait le jour décisif, il annonçait qu’il paraîtrait lui-même sur le champ de bataille, et ses amis lui avaient frappé d’avance une médaille avec cette inscription : Quæ canit, ipse facit. Voltaire, en le saluant à son arrivée, l’avait baptisé lui-même de Tyrtée des états-généraux, « Je suis bien aise, avait-il dit, pour l’honneur de la poésie, que ce soit un poète qui ait contribué ici à procurer des secours à la reine de Hongrie et que la trompette de la guerre ait été la très humble servante de la lyre d’Apollon. » Naturellement van Haren avait répondu à ces complimens par d’autres pareils, comme c’est assez l’usage entre poètes, surtout quand ils ne sont ni rivaux ni compatriotes. Il n’en fallut pas davantage pour que Voltaire s’imaginât qu’il avait exercé sur lui une séduction irrésistible, et tel était l’homme à qui il proposait de faire confier, dans les conjonctures les plus délicates, une mission dont pouvait dépendre, à un moment donné, la sécurité même de la frontière française. Il comptait sans doute ainsi compléter la preuve qu’il donnait déjà dans sa personne de l’union naturelle du génie poétique et de l’habileté diplomatique.