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une occasion toute trouvée pour lui d’amener, entre la république et la Prusse, une rupture favorable, suivant lui, aux intérêts français. Prenant feu sur cette espérance, il oublia qu’il était censé à La Haye la victime de l’injustice et non le serviteur des intérêts de la France. Il conseilla et crut avoir persuadé à Podewils de donner à ses réclamations un grand éclat et d’en aggraver même le caractère en interdisant, pour l’avenir, non-seulement tout passage de troupes, mais tout transport de munitions de guerre à travers le territoire prussien. « Je fais fermenter ce petit levain, « écrivait-il tout joyeux à Amelot. Puis il vint annoncer mystérieusement à Fénelon qu’on allait voir, grâce à ses utiles excitations, le ministre prussien adresser aux états-généraux une note de telle nature et conçue dans de tels termes que le séjour de La Haye ne lui serait pas longtemps possible. Frédéric se trouverait, par cette retraite, engagé bon gré mal gré, dans une voie d’hostilité déclarée avec l’un au moins des ennemis de la France.

Fénelon savait par expérience qu’il y avait toujours lieu de rabattre un peu des menaces proférées par Frédéric dans un premier accès d’humeur ; il doutait encore plus que ce prince, à la fois irascible et prudent, attendît les conseils de personne, pas même de Voltaire, pour prendre souci de sa dignité. Il se borna donc à faire son compliment sur la bonne nouvelle avec un léger sourire d’incrédulité. Il n’avait pas tort ; car, dès la semaine suivante, c’était Voltaire lui-même qui venait lui annoncer, la tête basse, que décidément Podewils était trop attaché au séjour de La Haye par le charme qui l’y retenait pour se décider à faire quoi que ce soit qui pût l’en éloigner : « La mésintelligence, écrivait-il à Amelot, que j’avais trouvé l’heureuse occasion de préparer, était fondée sur l’intérêt. Celle qui naît du passage des troupes vient du juste maintien de la dignité de la couronne. Je souhaiterais que ces deux grands motifs pussent servir à déterminer le monarque au grand but où il faudrait l’amener. Mais j’ai peur que son ministre à La Haye, qui a plus d’une raison d’aimer ce séjour, ne ménage une réconciliation, et je ne m’attends plus à une rupture ouverte. » En réalité, ni Podewils, ni sa maîtresse n’étaient pour rien dans ce changement de front. C’était tout simplement Frédéric lui-même qui, ne se souciant pas qu’on lui fît faire un pas de plus qu’il ne lui convenait, avait prescrit à son agent de modérer ses exigences de manière à ne pas alarmer les états-généraux. « Il est regrettable, écrivait malicieusement Fénelon, que les espérances de M. de Voltaire ne soient pas mieux justifiées[1]. »

  1. Voltaire à Amelot, 2, 3, 17 août 1743. (Correspondance générale.) — Fénelon à Amelot, 9, 23 août 1743. (Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric à Podewils. (Pol. Corr., t. II, p. 390, 401.)