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camp ennemi, et c’est ce que Voltaire appelait par euphémisme « faire tourner à l’avantage de la France l’heureuse obscurité à l’abri de laquelle il pouvait être reçu partout avec assez de familiarité. » Il était pourtant un lieu à La Haye où, même dans ces conditions d’action restreinte et d’une loyauté douteuse, la présence de ce visiteur suspect ne pouvait manquer de causer quelque ombrage : c’était l’ambassade de France. Cette importante légation était confiée alors à un chef très estimable, porteur d’un nom qui, par une singulière coïncidence, est du petit nombre de ceux qu’on peut, dans l’ordre du talent et de la renommée, mettre à côté de celui de Voltaire ; car c’était le marquis de Fénelon, neveu de l’illustre prélat et élevé sur ses genoux, l’aimable Fanfan, en un mot, à qui sont adressées, dans une correspondance qu’on ne saurait trop relire, des lettres charmantes, modèles inimitables de grâce et de douceur paternelle.

Avec les années, Fanfan avait grandi et même vieilli ; s’il n’avait pas hérité du génie de son oncle, il avait au moins profité de ses leçons : il était devenu le chef respectable d’une nombreuse famille ; un brave général ayant conquis tous ses grades sur le champ de bataille et dont on avait fait sans peine un diplomate éclairé et prudent. Fénelon était d’ailleurs utilement secondé par un jeune ecclésiastique qu’il avait amené lui-même comme précepteur de ses enfans, dont il avait ensuite fait son secrétaire, et dont le mérite avait été si vite reconnu qu’on le laissait sans inquiétude chargé des affaires pendant les fréquentes absences de son chef. L’abbé de La Ville était lui-même un écrivain fort distingué en son genre, puisque bien des années plus tard, après avoir dirigé longtemps les bureaux des affaires étrangères, il fut appelé à siéger à l’Académie française, — bonne fortune qui n’est arrivée, je crois, après, lui dans les mêmes conditions, qu’à mon ami M. de Viel-Castel.

À eux deux, à force de soins et de prudence, ces dignes agens avaient réussi, sinon à changer la tendance naturelle de la politique hollandaise qui la rapprochait de l’Angleterre, au moins à en paralyser les effets. Ils avaient su opposer avec art le flegme flamand aux ardeurs autrichiennes et britanniques, les intérêts commerciaux et pacifiques aux susceptibilités républicaines et protestantes. S’ils n’avaient pu former un parti qui disputât la majorité, ils groupaient du moins autour d’eux tous les esprits raisonnables et modérés auxquels répugnaient les partis extrêmes, et jouissaient auprès de tous d’une considération véritable. En un mot, ils avaient réussi (et c’était le comble de ce qu’on pouvait espérer) à faire de la Hollande, suivant l’expression de La Ville, une non-valeur dans les comptes de l’Angleterre.

Ce n’étaient pas là des serviteurs qu’on pût traiter sans ménagement.