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lui a dit : « Ce n’est pas pour négocier, comme bien vous pensez. » Vous voyez par là le cas que ces messieurs font de Voltaire, et la récompense qu’il peut en attendre[1]. »

La comédie était ainsi percée à jour avant même qu’on eût commencé la représentation. Il devint nécessaire d’y rendre quelque vraisemblance au moyen d’un supplément d’artifice : on résolut donc de donner à Voltaire un nouveau grief, bien formel cette fois, et bien public, le touchant en apparence au point le plus sensible, qui lui permît de jeter avec ostentation feu et flamme et d’être cru sur parole partout où il irait porter l’expression de son mécontentement. L’occasion ne fut pas difficile à trouver, car avec l’incroyable fécondité dont il était doué, à peine avait-il pris le temps de jouir du triomphe de Mérope qu’il sollicitait déjà l’autorisation de faire jouer une autre pièce, la Mort de César, cette imitation heureuse bien qu’affaiblie de l’admirable tragédie de Shakspeare. Le censeur de la Comédie-Française, qui n’était autre que le célèbre Crébillon, s’était prononcé contre la permission demandée par ce motif que l’auteur mettait le meurtre du tyran romain sous les yeux mêmes du spectateur, au lieu d’en faire un récit à la mode classique, ce qui était contraire à la décence de la scène. « Il soutient, disait assez gaîment Voltaire, que Brutus a tort d’assassiner César : il a raison ; il ne faut assassiner personne. Mais il a bien mis lui-même sur la scène un père qui boit le sang de son enfant, et une mère amoureuse de son fils, et je ne vois pas qu’Atrée ni Sémiramis en aient éprouvé le moindre remords. » Effectivement, on n’avait tenu aucun compte de cette raison, qui n’en était pas une : la pièce était montée, les rôles appris par les acteurs, lorsqu’à la fin d’une répétition, arriva de la police une interdiction inattendue de passer outre. Nul doute que ce coup de théâtre n’eût été combiné avec Voltaire, car ce fut le 10 juin à minuit que fut envoyé l’ordre de la police, et, l’avant-veille encore, le 8, il écrivait à d’Argenson : « Je pars vendredi pour l’affaire que vous savez: c’est le secret du sanctuaire, ainsi n’en sachez rien. » Il n’en donna pas moins à sa colère tout l’éclat qu’on pouvait désirer, et avant la fin de la semaine, il était parti, secouant la poussière de ses pieds contre cette terre de Visigoths, où le génie n’avait pas liberté de se produire[2].

C’est à La Haye qu’il se rendit en droiture, dans le dessein, disait-il, d’attendre que le roi de Prusse lui eût envoyé les permis de poste et les passeports qui étaient nécessaires pour traverser l’Allemagne en sécurité, au milieu des troubles de la guerre. Le lieu

  1. Mme de Tencin au duc de Richelieu, 18 juin 1743.
  2. Voltaire à d’Argenson, 8 juin 1743. (Correspondance générale.)— Desnoiresterres.