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incidens de la vie de cet homme illustre aussi bien que de son royal ami.

Je n’ai pas besoin de rappeler au lecteur l’accueil si peu patriotique que le poète français avait fait à la paix perfide par laquelle Frédéric nous avait faussé compagnie au jour du malheur, la lettre de félicitation qu’il n’avait pas craint d’adresser à ce sujet à Berlin, puis la publicité inattendue que cette épître reçut, enfin l’indignation générale qui s’ensuivit. Pour préserver Voltaire de mesures de rigueur qui n’auraient été que trop bien méritées, il ne fallut pas moins, on l’a vu, que des désaveux répétés de sa part, auxquels le ministère voulut bien faire semblant d’ajouter foi. Une telle conduite avait fait sans doute beaucoup de tort à sa réputation d’honnête homme et de bon citoyen; elle n’avait rien pu enlever pourtant ni à la renommée du grand écrivain, ni à l’admiration du public pour son génie. Bientôt même le désir de ménager Frédéric devint si général parmi les politiques qu’il en rejaillit quelque chose sur celui qui pouvait se vanter d’être son ami. Lui-même alors, au lieu de continuer à se défendre et à rougir d’une amitié qu’on n’osait plus lui reprocher, trouva, au contraire, quelque avantage à l’étaler sans mystère et à s’en vanter en toute occasion. C’était comme une haute protection qu’il invoquait pour se préserver des dangers que pouvaient lui faire courir l’audace croissante et souvent l’inconvenance de ses écrits. « Vous devriez avertir charitablement Voltaire, disait (au récit du chroniqueur Barbier) une dame de qualité à un homme de marque, de ne pas parler si souvent du roi de Prusse et des liens intimes qu’il a avec ce monarque. Malgré son crédit, il pourrait donner de l’inquiétude au ministère; on a plus de prétextes qu’il n’en faut pour le chagriner, et il me semble qu’il devrait être plus sage qu’un autre. — Vous êtes dans l’erreur, madame, reprit l’homme de marque. Voltaire sait qu’il ne tient à rien ici, qu’il a le parlement à dos, et profite de la circonstance des affaires. On a besoin du roi de Prusse et on a garde de le chagriner, et de l’humeur singulière dont est ce prince, il se formaliserait sûrement, si on faisait un mauvais parti à ce poète. Aussi Voltaire ne demande pas mieux qu’on le croie bien avec ce prince, et je suis persuadé qu’il ne néglige rien pour accréditer cette opinion. D’ailleurs on peut se servir de lui pour traiter avec le roi de Prusse. En voilà plus qu’il n’en faut pour mettre cet homme à l’abri des dangers que vous imaginiez qu’il courait[1]. »

Fut-ce cette confiance dans l’appui d’une si haute amitié qui suggéra à Voltaire une idée assurément très singulière, celle de prétendre

  1. Journal de Barbier, t. VIII, p. 262.