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mêlée sanglante et à des menaces formidables, s’établit à peu près d’un commun accord, sur toute la ligne des deux armées. Si je ne craignais d’allonger ce récit par des digressions inutiles, j’en donnerais quelques preuves ; ce serait une occasion de faire comprendre aux lecteurs de nos jours (qui peut-être en seraient surpris) ce que pouvait être, dans le feu même de la guerre, la courtoisie des rapports mutuels entre des chefs d’armée, toujours pris alors, quelle que fût leur patrie, dans l’élite de la société polie.

Voici, par exemple, l’échange de correspondances que je rencontre exactement à cette date entre Noailles et Carteret ; c’est Noailles qui commence en priant le ministre anglais de s’acquitter de je ne sais quelle commission envers un prisonnier français : « Il y a longtemps, dit-il, si je ne me trompe, que j’ai eu l’honneur de voir Votre Excellence en France, et je ne me serais pas douté que notre correspondance dût commencer à l’armée. Je ne puis cependant pas dire que Votre Excellence ne me soit pas beaucoup plus connue par la réputation de son esprit et de ses talens qu’elle ne me l’est personnellement, avec cette différence que je souhaiterais, pour ma propre satisfaction et le plaisir que j’y trouverais, à connaître par moi-même ce que je ne connais encore que par les autres. Il faut espérer que des temps plus tranquilles m’en fourniront l’occasion. En attendant, monsieur, je vous prie de considérer que, lorsque j’aurai l’honneur de vous écrire, c’est un militaire qui le fait, qui ne connaît d’autre façon de traiter que celles qui sont conformes au métier, qui sont ouvertes, franches, généreuses ; qui ne cherche point à surprendre et qui voudrait fort n’être pas surpris ; de qui vous n’aurez jamais de mauvaises difficultés à essuyer et qui se flatte de trouver en vous la réciproque. »

Carteret répond : « C’est par milord Stairs, je crois, que j’ai eu l’honneur d’être introduit chez Votre Excellence à Paris, je ne dirai pas il y a combien d’années. Votre Excellence était alors à la tête du ministère et moi trop jeune et trop inconsidérable pour prétendre à son souvenir. Mais je ne pourrais oublier le gracieux accueil que vous avez bien voulu me faire dans le haut rang où vous vous trouviez déjà ; c’est par un pur hasard et un jeu de fortune que je me trouve à l’heure qu’il est engagé avec Votre Excellence dans une correspondance purement militaire… Tout ce que vous voudrez bien m’adresser sera immédiatement mis devant le roi et je vous ferai parvenir la réponse dès que je serai autorisé à le faire. Votre Excellence reconnaîtra toujours en moi une manière ouverte, franche, exempte de tous préjugés nationaux, au-dessus de la moindre démarche contraire à la bonne foi, à la candeur dont j’ai toujours usé envers amis et ennemis… Je supplie Votre Excellence