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pas faute de se divertir. « Le roi d’Angleterre, écrivait Maurice de Saxe à son frère le roi de Pologne, partit hier avant midi sans prendre congé de moi. Quoique cela ne soit pas poli, j’en suis bien aise, car il m’a causé quelque insomnie avec sa grande vilaine armée. Dieu le conduise, lui donne bon voyage et bon vent pour revoir l’Angleterre! Il est apparent que M. le prince Charles s’en ira vers le lac de Constance. Il fera bien, car, sans cela, nous pourrions bien le galoper pour peu qu’il tardât à s’en aller. » Les soldats ne plaisantaient pas de moins bon cœur que le chef. Ainsi, on rapporte que les sentinelles qui montaient la garde la nuit sur les bords du Rhin avaient fait de leur cri de veille accoutumé un petit distique ainsi conçu :


Prenez garde à vous !
Le prince Charles est soûl.


Et, dans les cabarets, on chantait à gorge déployée :


Charles dit avec audace,
Guidé par le dieu du vin,
Qu’il veut passer en Alsace,
Pour y vendanger soudain.
Ses projets sont inutiles,
Nos bords sont trop difficiles,
Il boira de l’eau du Rhin,
Il boira, il boira,
De l’eau du Rhin.


Il n’était pas surprenant que les soldats français revenus sur le sol natal eussent repris leur entrain et leur gaîté ordinaires. Après un si long séjour au milieu de populations hostiles, ils jouissaient de se retrouver entourés de compatriotes qu’animait comme eux la haine contre l’étranger, et des paysans de la généreuse province d’Alsace, qui les aidaient spontanément à défendre la frontière depuis Huningue jusqu’à Strasbourg. Leur joie était donc bien naturelle; mais ce qui l’est moins, c’est que le prince Charles, averti de leurs plaisanteries, en fit faire ses plaintes au commandant français et que les rapports étaient devenus si faciles entre généraux qui se faisaient si peu de mal que Coigny promit d’y mettre ordre et tint parole[1].

Au demeurant, cette sorte de trêve amicale succédant à une

  1. Ces couplets et cette anecdote se trouvent dans une correspondance du temps, que son possesseur, M. de Trudert, a bien voulu mettre à ma disposition. (Maurice de Saxe, par Vitzthum, p. 473.)