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tout cela, on sentait une certaine force de direction et de prévoyance qui pourrait à un moment décisif intervenir avec quelque efficacité pour arrêter le désordre, pour redresser une situation visiblement faussée, il n’y aurait encore rien d’irréparable. Si nos affaires paraissent si graves, si compromises, c’est justement parce qu’on sent bien qu’elles échappent à toute direction, qu’elles sont livrées à l’aventure, à des ministères qui n’ont que des résolutions intermittentes, à des politiques de parti, qui, le plus souvent, n’écoutent ni la raison ni la prévoyance, qui, dans tout ce qu’ils font, ne voient qu’un vulgaire intérêt de domination. On disait jadis que les républicains étaient des exaltés, même, si l’on veut, des fous, mais qu’ils avaient du moins quelque chose de chevaleresque et de généreux jusque dans leurs emportemens. Les républicains d’aujourd’hui sont vraiment guéris de cette infirmité ; ils n’ont plus, on leur doit cette justice, aucune passion pour l’idéalité. Ils ont pris goût au pouvoir que les circonstances leur ont donné, et pour le garder, pour établir leur règne, ils ne sont pas difficiles dans le choix des moyens. Ils sont prêts à mettre tout ce qu’ils ont de petites passions et de petits calculs dans leurs lois, à renier ce qu’ils ont soutenu, à se servir des armes les plus suspectes des régimes qu’ils n’ont cessé de combattre, à tout sacrifier, les traditions de la France, les garanties libérales, l’ordre financier, le travail national, la dignité de la magistrature. Et c’est ainsi qu’ils croient servir, accréditer la république ! Ils ne réussissent qu’à organiser sous le nom de république une espèce d’oligarchie versatile de parti et de secte, pratiquant sans scrupule le fanatisme le plus vulgaire, le gaspillage et l’exclusion, persuadée que tout lui est permis pour régner. Voilà le mal croissant qui envahit tout et compromet tout.

L’autre jour, comme on discutait au Palais-Bourbon cette loi sur les instituteurs primaires, pour laquelle on oublie et les traditions libérales et les nécessités financières, un professeur distingué de l’Université, M. Lenient, disait avec une naïveté toute volontaire : « Y aurait-il donc deux sagesses et deux morales, l’une quand on est au pouvoir et l’autre quand on n’y est pas ? » Il parait bien qu’il en est ainsi, — et les maîtres du jour ne se font pas faute de le prouver en recommençant tout ce qu’ils ont blâmé, en reprenant pour leur compte tous ces procédés de police, d’arbitraire, de vexations discrétionnaires qu’ils ont tant reprochés à d’autres : témoin cette récente aventure d’un petit morceau de littérature administrative qui a un moment égayé le public. Décidément les circulaires ne portent pas bonheur aux ministres de l’intérieur et à leurs subordonnés. On se souvient encore de cette circulaire, devenue presque légendaire, par laquelle un sous-secrétaire d’état demandait aux préfets un certain nombre de renseignemens de police sur la presse et pour laquelle on fit tant de bruit il y a quelque dix ans, au lendemain du 24 mai. M. Gambetta, —