Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/472

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une pièce, ornée par un compositeur d’airs nouveaux ; cette pièce était reçue et même distribuée. « Elle sera jouée de meilleure grâce, vient-on dire à l’auteur, si votre musicien admet pour collaborateur M. X… — Soit, fait le poète, je le lui proposerai ; pour moi, cela m’est égal. » Peu après, il a gagné l’assentiment de son camarade ; il vient l’annoncer au directeur : « Bon ! fait celui-ci. Maintenant, pour que nous montions l’ouvrage avec entrain, il ne vous manque plus que d’admettre M. Z… pour collaborateur au livret. » L’auteur regimbe, la pièce est reculée de quelques semaines, puis de quelques mois ; un beau jour, par un délicat stratagème ! on obtient qu’il la retire… La pièce n’a jamais été jouée.

Un autre, et des plus huppés, pour éviter ces tribulations, ces mécomptes et s’épargner des disputes commerciales qui répugnent à son caractère, a formé le projet de dire une fois pour toutes à son impresario principal : « Je veux tant pour cent sur les droits d’auteur ; pourvu que cette part me soit faite et que j’écrive la pièce tout seul, adjoignez-moi qui vous voudrez, donnez-moi tous les compagnons qu’il vous plaira ; mettez-en deux, trois, quatre pour les paroles et davantage pour la musique ! » Il va sans dire que, si le directeur, pour quelque raison, choisit pour collaborateur de l’écrivain le souffleur et le garçon d’accessoires, à défaut du bâtard de son apothicaire, on ne les admettra pas à l’honneur de signer ; l’agent chargé de la perception des droits sera le seul témoin de leur gloire. Mais, cette réserve faite, ils seront les auteurs de l’ouvrage au même rang que le véritable ; même il arrivera nécessairement, au cours des répétitions, qu’ils donneront leur avis sur telle ou telle scène pour la corriger et l’esquisser d’autre manière, et, comme ils seront deux contre un, leur avis prévaudra. Cependant si, quelque jour, notre auteur veut retirer sa pièce de ce théâtre, il ne pourra le faire sans l’agrément du souffleur et du garçon d’accessoires. Les aura-t-il séduits en procurant à chacun une meilleure place ? Il ne pourra jamais, sans l’adhésion de l’un et de l’autre, porter de nouveau l’ouvrage sur cette scène ni nulle part ailleurs, Ainsi le veut la jurisprudence, non pas interprétée par ceux qui la poussent à l’absurde, mais réduite à ce qu’elle est vraiment. — Nous voyons là de quoi faire réfléchir un paradoxal homme de lettres sur les inconvéniens de la carte blanche donnée à un patron de théâtre, et tous ces confrères sur le choix de leurs collaborateurs. C’est la grâce qu’il faut leur souhaiter d’abord ; on sait à quel changement nous les pressons de conspirer pour l’avenir.


LOUIS GANDERAX.