Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un drame, entendez-vous, et non deux moitiés, non plus que deux fractions inégales. Il suit de là que chacun est l’auteur du tout et possède sur ce tout un droit parfait.

M. Thomas est l’auteur de Gille et Gillotin. Il a pris de l’importance depuis qu’il a composé cet opuscule ; il craint de compromettre les honneurs dont il est chargé ; il respecte Hamlet, qu’il a produit dans l’intervalle, et Françoise de Rimini, qu’il sent déjà peser en lui ; il défend que Gille et Gillotin soit représenté : à merveille ! Porter malgré lui son vieux péché sur la scène et le forcer à rougir de ce divertissement, ne serait-ce pas un attentat manifeste au droit de propriété ? L’auteur peut détruire son ouvrage : à plus forte raison peut-il le garder en poche. Oui, mais voici M. Sauvage ; il veut que Gille et Gillotin soit représenté : quels sont ses titres ? Il est l’auteur : Gille et Gillotin est le fruit de son intelligence et lui appartient de la façon la plus immédiate ; arrêter la pièce, n’est-ce pas tarir le droit de propriété dans sa source la plus intime et la plus pure ? n’est-ce pas l’altérer dans son essence et blesser la personne humaine ? — La volonté d’un auteur suffit pour qu’une pièce soit représentée ; la volonté d’un auteur suffit pour qu’une pièce soit interdite. La cour a-t-elle établi le premier point ? Le tribunal a-t-il établi le second ? La cour et le tribunal auraient prononcé selon l’absolue justice ; et pourtant l’arrêt et le jugement seraient contradictoires, et l’un et l’autre auraient consacré une injustice parfaite : Summum jus, summa injuria.

Mais regardons-y de plus près ; lisons les considérans de l’une et de l’autre sentence : nous verrons que ni la cour, au bénéfice de M. Sauvage, ni le tribunal, au bénéfice de M. de Corvin, n’ont dit ce qu’on leur fait dire, et que leurs décisions ne se contrarient pas. La cour a déclaré que MM. Thomas et Sauvage ayant, d’un commun accord, donné leur pièce à un théâtre, M. Thomas tout seul ne pouvait se raviser et se dédire ; en conséquence, elle a voulu que, malgré l’opposition de M. Thomas, Gille et Gillotin fût représenté. Selon le tribunal, dans l’affaire des Danicheff, il n’est pas prouvé que le commun accord des auteurs pour restituer la pièce à l’Odéon ait existé à aucun moment, depuis qu’ils l’en avaient retirée : voilà pourquoi le tribunal fait défense, malgré l’autorisation de M. Dumas, de représenter les Danicheff. D’ailleurs l’avocat de M. de La Rounat lui-même n’avait pas plaidé que cette autorisation dût suffire, mais que M. de Corvin, lui aussi, avait donné la sienne. Les deux sentences, loin de se détruire, se corroborent : d’après la première, lorsqu’une pièce, de par le consentement de ses auteurs, est dans un théâtre, la volonté de l’un d’eux ne suffit pas pour l’interdire ; d’après la seconde, lorsqu’une pièce n’est pas dans un théâtre de par le consentement de ses auteurs, la volonté de l’un d’eux ne suffit pas pour l’y faire jouer. A vrai dire, ces deux jurisprudences n’en forment qu’une seule, qui n’a pas le