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dignement la souveraine. On se plaît souvent à citer les bizarreries et les écarts des écrivains et des portes, et on rend les lettres responsables de leur esprit peu réglé ou de leur peu solide jugement ; mais l’histoire des sciences exactes n’a-t-elle pas aussi ses légendes, ses héros de la distraction et ses étourderies illustres ? Il y a eu dans l’antiquité des peuples sans autre culture que la culture littéraire qui ont fait belle figure dans le monde, les Romains, par exemple, qui ne connaissaient en arithmétique que le calcul usuel, en géométrie que le peu qu’il en fallait pour la castramétation et l’arpentage, ce qui ne les a pas empêchés de montrer en tout une raison pratique qui depuis n’a pas été égalée, de tenir le monde sous la précision de leurs règlemens et d’élever le plus solide monument de sagesse juridique sous lequel nous sommes heureux encore de nous abriter. Si les sociétés modernes ont des besoins nouveaux, et si les sciences par leurs surprenantes découvertes, par leurs bienfaits visibles et palpables, méritent autant de reconnaissance que d’admiration, on ne doit point oublier qu’il y a dans la vie humaine une autre précision que celle de la science, une précision qui de mille façons se dérobe et qu’il faut apprendre à saisir, et une exactitude morale qu’il faut savoir démêler. Ne savons-nous pas d’ailleurs que les lois du monde moral ont aussi leur beauté et leur constance, qu’elles sont aussi puissantes, aussi souveraines, et, par conséquent, aussi utiles à connaître que les lois du monde physique ? Loin de nous la ridicule pensée d’opposer les lettres aux sciences pour exalter les unes aux dépens des autres ! Dans l’éducation, elles doivent être unies et elles le sont en effet. Elles ne paraissent ennemies qu’à l’ignorance présomptueuse qui les juge avec des préoccupations vulgaires, sans pouvoir s’élever à ce haut point où les deux méthodes se concilient et se donnent la main. Demandez aux juges des examens et des concours, ils vous diront que les meilleurs esprits sont ceux qui ont été lentement formés par les lettres et par les sciences ; consultez surtout ces tribunaux redoutés qui gardent l’entrée des grandes écoles scientifiques de l’état, ils vous répondront que, sauf de rares exceptions, les plus brillans et les plus solides concurrens ont été préparés par une forte éducation littéraire. Voilà ce que le monde ignore, ce qu’ignorent même souvent ceux qui sont sortis vainqueurs de la lutte. Ils oublient volontiers qu’ils ont pu traverser avec tant d’aisance les rigoureuses précisions de la science pour avoir longtemps familiarisé leur esprit, quelquefois même en se jouant, avec les fines et flexibles précisions de la littérature.


CONSTANT MARTHA.