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de tout leur plaisir. Et pourtant quels étaient ces spectateurs ? Des princes, des courtisans souvent très évaporés, des dames parfois plus évaporées encore ; mais ce beau monde léger n’était pas léger quand il s’agissait de son plaisir ; il consentait à l’acheter par une attention soutenue, à le payer ce qu’il vaut, à n’en rien laisser perdre, et il ne comprenait le bonheur littéraire que dans sa plénitude. Aujourd’hui, nous sommes loin de ces goûts et de ce courage, n’ayant plus les beaux loisirs d’autrefois. Il se produit même un singulier phénomène, c’est que nous demandons aux arts moins de précision à mesure que nous en exigeons davantage dans la vie pratique et journalière. Dans la vie, tout est réglé à l’heure et à la minute ; dans le commerce, dans l’industrie, dans l’administration, tout est poussé jusqu’à une ponctualité, à une rigueur qui va jusqu’au supplice. La science aussi est de plus en plus rigoureuse, on pourrait dire minutieuse, si la minutie n’était souvent la science même. On ne peut douter qu’il ne se soit partout établi des exigences d’exactitude autrefois inconnues. Nous sommes partout attentifs, excepté dans nos plaisirs. Dans les arts et dans la littérature, nous ne voulons plus avoir le souci fatigant de la justesse précise. La couleur, le mouvement, la véhémence, tout ce qui frappe la vue, tout ce qui ne demande ni réflexion ni poursuite nous contente. Le changement des mœurs explique celui des goûts. Au XVIIe siècle, la vie de la cour étant frivole, le plaisir était sérieux ; aujourd’hui, la vie étant sérieuse, le plaisir est frivole. Quand l’esprit a été longtemps dissipé, il aime à ramasser sa force et à se recueillir ; quand il a été longtemps trop tendu, il cherche à se détendre. Une anecdote très familière peut ici servir d’apologue. On raconte que Lablache, logeant un jour dans un hôtel à côté d’un nain célèbre, le général Tom Pouce, une dame, curieuse de voir de près cette merveille abrégée de la nature, se trompa de porte et vint frapper à celle du corpulent et facétieux acteur, qui ouvrit lui-même : « Monsieur le général ? fit la visiteuse. — C’est moi, madame ; cela vous étonne, rien n’est plus simple. Quand je suis dans le monde, je me fais tout petit ; mais rentré chez moi, je me mets à mon aise. » Voilà l’image du public contemporain. Pendant le jour, il est contraint de se ramasser sous la pression des affaires, de se refouler sur lui-même ; le soir venu, il se dilate.

De ces incomplètes remarques, qu’on pourrait multiplier à l’infini, il est opportun peut-être de tirer une conclusion pratique. Si, en effet, dans cette rapide étude de psychologie esthétique, nous avons démontré que la précision est le fond et le principal soutien des arts, de la littérature et même de la poésie, nous pouvons ici offrir une consolation à la cruelle perplexité de certains pères de famille,