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délicats instrumens de précision. Nous ne parlons pas, bien entendu, de la périphrase à la façon de Delille, laquelle n’est le plus souvent qu’un jeu d’esprit ou une aristocratique aversion pour le mot propre. Bien des gens semblent ignorer qu’elle n’est qu’une forme logique qui, loin de dissiper la pensée, l’enserre et l’étreint. Tantôt elle définit une chose au lieu de la nommer et fait sortir du mot ce qu’il contient, tantôt elle présente à l’imagination un net dessin que le mot propre ne donnerait pas, ou bien éveille en nous un sentiment que le simple nom laisserait dormir. La périphrase, qu’on a regardée non sans raison comme la ressource de pauvres écrivains, est, au contraire, du plus fréquent emploi chez les orateurs les plus exacts et les plus hardis. Ils en ont besoin, non comme d’un ornement, mais comme d’une démonstration. Quand Bossuet, en présence de Louis XIV assis au pied de la chaire, commence ainsi : « Celui qui règne dans les cieux, de qui relèvent tous les empires… est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, » il emploie une forme logique, et en désignant Dieu par ses attributs au lieu de le nommer simplement, il montre au grand roi qu’il n’est qu’un vassal de la monarchie divine, et fait ainsi un raisonnement aussi ferme que l’intention en est religieusement courageuse. Quelquefois la périphrase enferme dans ses plis un sentiment avec l’idée et dispense ainsi l’auteur de les énoncer séparément. Chose qui peut paraître étonnante, elle devient un effort de concision. Ainsi, quand Alfred de Musset fait voir aux jeux de Bade les paysans « fils de la Forêt-Noire » mettant leur dernier écu sur la roulette, il les peint dans leur horrible anxiété suivant des yeux, quoi ? Est-ce la bille qui roule ? Non, ce serait le mot propre, mais le mot inerte : il peint les pauvres gens


Suivant des yeux leur pain qui courait devant eux ;


beau vers, bien fait pour réconcilier avec la périphrase tous ses ennemis, et qui prouve que même les détours de langage ramènent à la précision et en sont quelquefois le chemin le plus court.

On a dit et répété bien souvent dans notre siècle, et ceux dont les souvenirs remontent un peu haut peuvent se le rappeler, que la poésie est d’autant plus touchante qu’elle est plus vague, et, pour le prouver, on montrait avec quelle puissance mystérieuse s’étaient emparés des imaginations Chateaubriand, Lamartine et d’autres poètes français ou étrangers, aujourd’hui peu lus, mais qui ont ému toute une génération par leurs mélancoliques rêveries. On disait même, en des livres de critique, non-seulement que là est la vraie poésie, mais encore qu’elle n’est que là. Sans doute,