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psychologique qui ferait honneur à un philosophe. Quelle est donc cette fantaisie de voir la fumée de son pays ? Pourquoi ne pas dire qu’il veut revoir sa maison, sa femme, son enfant, sa Pénélope, son Télémaque ? C’est que, dans l’ardente impatience de la nostalgie, Ulysse ne se figure pas arrivé déjà, mais arrivant, épiant du plus loin le premier signe qui lui annonce la terre natale, dévorant des yeux et du cœur ce premier et encore lointain témoignage de son foyer habité et vivant. Rien de plus vrai que ce sentiment, si subtil qu’il puisse paraître ; vous et moi nous l’avons éprouvé, et les plus simples âmes non-seulement l’éprouvent, mais l’expriment à peu près comme Homère. C’est ainsi qu’un jeune soldat mélancolique dans une caserne veut revoir le clocher de son village, parce que son imagination, en route vers son village, se représente ce qu’il verra d’abord de plus loin, ce qui lui annonce et lui promet tout le reste. Parlez de ses peines à un habitant de Strasbourg aujourd’hui expatrié, il vous dira qu’il désirerait voir la flèche de la cathédrale, parce qu’on l’aperçoit tout d’abord à dix lieues en descendant des Vosges. Le regard et l’âme avides de l’exilé se plaisent à s’emparer déjà à distance de leur douce proie. Ce n’est donc pas la nostalgie qu’exprime le vers d’Homère, c’est l’impatience de la nostalgie. La fumée est ici la caractéristique de ce sentiment, c’en est, si on peut dire, le caractère spécifique. La pénétrante beauté du vers tient à cette délicate justesse. C’est la plus poétique des définitions.

Cette recherche naïve ou méditée de la précision, on peut la remarquer plus ou moins chez tous les grands poètes de l’antiquité et chez les historiens, qui, selon le mot de Cicéron, sont aussi des poètes. Pour ne citer qu’un nom, dans les ouvrages de Tacite, qui sont comme une galerie où se pressent des milliers de portraits, il n’y en a pas deux qui se ressemblent. Chaque personnage, souvent en un mot, est marqué d’un trait qui n’est qu’à lui. Dans l’histoire ancienne, cette loi s’applique à tout, même aux petites anecdotes, qui n’ont de prix que si elles sont bien caractéristiques, si elles peignent un homme et non un autre. Plutarque est l’écrivain sachant le mieux peindre un héros par une historiette, par un détail en apparence sans valeur, qui pourtant le fait plus vivement connaître que ne feraient de longues réflexions. J.-J. Rousseau a célébré ce mérite dans une page excellente, et tout lecteur de Plutarque attribue à cet art si particulier le charme de ses écrits. Il ne suffit pas, en effet, de dire d’un homme qu’il est brave, si on ne distingue son genre de bravoure ; qu’il est généreux, si on ne montre dans sa nuance son genre de générosité. Qu’on nous laisse citer un seul de ces traits que rien ne pourrait remplacer. Quand