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l’entourent, marche tout d’abord, comme d’instinct, vers la toile où de loin reluit cette qualité. Mille couleurs plus voyantes ont beau vous solliciter de toutes parts, vingt sujets ou dramatiques, ou bizarres, ou tumultueux, ont beau vouloir forcer votre attention, je ne sais comment, vous allez droit à ce lointain tableau que vous ne faites qu’entrevoir, mais qui vous promet quelque chose de lucide. Vous ne savez pas encore de quoi il s’agit, et déjà vous êtes attiré comme par une clarté. L’esprit court à la précision comme la paupière s’ouvre d’elle-même aux premiers rayons du jour. Aussi, lorsque dans nos expositions annuelles vous vous sentez pris d’une fatigue qui n’a point sa pareille et qu’on n’éprouve que là, quand vous en arrivez à la torpeur et à la défaillance, ne dites pas, comme on le répète, que c’est le trop grand nombre de tableaux qui produit en vous cet anéantissement, car vous ne sentez rien de semblable ni au Louvre ni même à l’exposition triennale, où les œuvres sont choisies : non, le mal a pour cause le grand nombre de tableaux qui n’offrent pas de prise à l’esprit, si brillans qu’ils puissent être d’ailleurs ; car dès que vous rencontrez ici, là, quelque chose qui vous présente une claire pensée, votre santé morale se rétablit. L’esprit souffre plus qu’on ne peut dire de ce qui est incertain et diffus, et souffre plus encore quand cette diffusion vous assaille d’étincelantes couleurs et vous contraint de la regarder. Ainsi, sans nous élever à une haute métaphysique, sans recourir à des principes abstrus toujours contestés, à n’interroger que nous-même, à ne consulter que les plus naturelles exigences de notre propre esprit et nos intimes satisfactions, vous pouvez d’abord mesurer votre estime à la précision des œuvres et trouver, en dehors de tout appareil savant, une première règle de vos jugemens dans les arts.

Nous n’avons pas la peu modeste prétention de donner des leçons aux artistes, n’étant qu’un simple amateur qui défend ici ses graves plaisirs contre des théories de plus en plus accréditées, lesquelles semblent vouloir autoriser l’absence de la méditation et les divagations du pinceau. Nous disons volontiers comme Lucien, de tous les critiques de l’antiquité celui qui paraît avoir le plus juste et le plus fin sentiment sur les arts : « Il est des beautés qui échappent en partie à l’œil d’un ignorant tel que moi. La correction exquise du dessin, la combinaison des couleurs, les effets de saillie et d’ombre, je les laisse à louer aux peintres qui ont mission de les comprendre. Pour moi, j’admire Zeuxis pour avoir donné à son personnage des traits si bien définis, des traits qui ne conviennent qu’à lui[1]. » Tout le monde est juge compétent pour voir

  1. Lucien, Zeuxis, ch. V ; nous résumons son opinion longuement développée.