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maternité. Ici ce sera une mère mortelle en adoration devant l’Enfant divin ; là, avec moins de mysticisme, ce sera une simple et honnête mère allaitant son nourrisson. Le tableau sera ou mystique ou religieux, ou idéal ou réel ; mais, quelle que soit la conception du peintre, il conformera tous les traits, tous les détails à son idée, à son sentiment. Il n’y aura point, par exemple, de familiarité dans une image divine, il peut y en avoir dans une peinture se rapprochant de la vie réelle. Dans le tableau de Raphaël, la Vierge au voile, on aurait de la peine à se figurer l’adorable Enfant jouant avec son pied, comme fait avec un naturel si charmant, un naturel tout humain, le robuste petit garçon suspendu au sein de la Vierge d’Andréa Solari. Ces tableaux sont diversement admirables, chacun dans son genre, malgré la communauté du sujet, parce que chacun, dans l’ensemble et dans des détails bien ajustés à la pensée de l’artiste, a un caractère défini qui le distingue de tous les autres analogues. Dans la peinture, comme du reste dans la belle littérature, il n’y a pas de lieux-communs, pas plus qu’il n’y a de synonymes dans la langue. Il ne peut y avoir de lieu-commun ni de synonyme là où il y a de la précision.

Parmi les peintres contemporains, il en est un qui semble avoir compris tout d’abord que la-précision est la plus nécessaire qualité d’un tableau, et qui, pour être resté toute sa vie fidèle à ce principe, a eu le rare privilège d’une gloire non discutée : c’est M. Meissonier. Comme si, par son exemple, il avait voulu mettre en lumière cette loi de l’art, il a choisi souvent les sujets les plus analogues, les plus voisins, les plus semblables, en marquant si finement ce qui les distingue les uns des autres, que le regard est surpris et charmé par la sûreté de ses pittoresques définitions. Il s’est plu, par exemple, à peindre des joueurs, mais l’attention n’est pas la même selon qu’on joue aux échecs ou aux cartes ; et aux cartes même elle est différente selon qu’on joue pour l’honneur ou pour le gain, ou pour passer le temps. Quand l’artiste nous fait voir un liseur dans son fauteuil, on pourrait dire quel genre de livre il lit. Que de nuances dans l’attention des personnages, nuances qui ne paraissent pas seulement dans les visages, mais dans les attitudes et dans les plis du vêtement, car on n’est pas seulement attentif des yeux et des oreilles, on l’est des bras et des jambes. Et pour que rien ne puisse distraire le spectateur dans la contemplation de cette exquise justesse, il n’y a jamais le moindre accessoire inutile, l’artiste sachant bien que, dans un tableau comme dans un livre, la netteté est la première joie des yeux et de l’esprit.

Si aujourd’hui, dans la peinture de genre, un certain nombre d’artistes d’un talent fin et sobre pratiquent avec succès cet art, où M. Meissonier est passé maître, il semble que, dans la grande