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pas de montrer une femme animée par une sombre et meurtrière jalousie, il faut encore laisser voir la mère émue de tendresse maternelle. C’est là le point le point difficile, impossible à saisir, à ce qu’il semble, et qu’il faut saisir pourtant, ou bien cette femme ne sera plus Médée. Elle sera Judith, Clytemnestre ou tout autre personnage pareil que l’on voudra. Aussi les anciens ont-ils célébré de siècle en siècle le tableau de Tîmomaque, où Médée, un poignard à la main, sur le point de frapper ses petits enfans, les contemplait d’un regard à la fois farouche et attendri. Comment l’artiste avait-il pu unir et fondre ensemble ces deux expressions contraires ? Nous l’ignorons. C’était là précisément la merveille. Il semble, d’après de nombreuses pièces de vers composées en l’honneur de ce tableau (il y a neuf pièces dans l’Anthologie grecque), il semble que des yeux terribles de Médée coulaient des larmes. Au Ve siècle de notre ère, l’admiration n’était pas encore épuisée, et le poète latin Ausone s’exprimait encore comme les poètes grecs :


Ira subest lacrymis : miseratio non caret ira ;
Alterutrum videas ut sit in alterutro.


La fureur paraissait dans la pitié et la pitié dans la fureur, si bien qu’un de ces poètes de l’Anthologie, qui sans doute n’avait pas vu la peinture, mais qui l’admirait de confiance et par tradition, écrivit ridiculement que le peintre avait donné à Médée deux yeux différens, l’un furieux et l’autre tendre. Même cette inepte description laisse voir combien les anciens avaient été sensibles à cette précision de la peinture. Ç’a été chez nous l’erreur commode, de bien des peintres qui ont cru faire une Médée, en représentant tantôt une femme furieuse maniant le glaive, tantôt une mère attendrie en présence de ses enfans ; dans l’un et dans l’autre cas, c’était manquer le sujet, ce sujet qui ne consiste que dans ce tragique conflit de la fureur et de l’amour.

Voilà pourquoi il n’y a jamais en peinture de véritable imitation ou de plagiat quand deux vrais artistes traitent le même sujet. Comme il est impossible de supposer que la conception première du tableau soit absolument la même chez les deux peintres, il s’ensuivra, en vertu de cette loi de justesse qui s’impose à l’art, qu’à une idée légèrement différente correspondront des gestes, des mouvemens, des expressions dissemblables ; tout, pour bien s’ajuster à l’idée nouvelle, sera nouveau. Est-il un sujet plus commun, plus rebattu que celui de la Vierge ? Traité mille fois, mille fois encore on le traitera ; mais chaque peintre le renouvelle dans l’ensemble et dans le détail, parce que l’idée de chacun n’est pas celle de son devancier. Ce sera tantôt l’image de la virginité, tantôt celle de la