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eu le malheur de faire ? On a beau s’appeler la Folie, on ne fait pas ces choses-là à cet âge. Ce n’est plus une folie imprudente, c’est une folie dangereuse qu’il faudrait enfermer si elle n’était de marbre et si d’ailleurs on n’avait grand plaisir à la contempler, du moins dans l’élégance de ses formes plastiques.

Dans les arts comme dans les lettres, peindre, c’est définir, et définir, comme le mot même l’indique, c’est tracer les limites entre un objet et un autre objet plus ou moins semblable, c’est lui donner les attributs essentiels qui le distinguent, qu’il ne partage avec aucun autre de même espèce ; c’est, en un mot le spécifier, ou, pour ne point employer la langue de la logique, c’est lui donner son caractère. Nous ne demandons pas, comme on pourrait croire, qu’on exprime soit avec la plume, soit avec le pinceau, son idée avec sécheresse, car la sécheresse est un des plus déplaisans défauts. Rien n’empêche d’accumuler les traits, de prodiguer les couleurs, pourvu que ces traits et ces couleurs contribuent à mettre en lumière le caractère propre de la scène représentée. Tous les accessoires, s’ils s’accordent et s’ils concourent au dessein général, peuvent être considérés comme un amas de petites définitions. C’est à distinguer les scènes ou les sentimens les plus semblables que l’art doit s’appliquer ; car les choses qui ne se ressemblent pas se distinguent et se différencient d’elles-mêmes. Il est clair, par exemple, que la douleur physique ne ressemble pas à la douleur morale, ni Laocoon à Niobé ; mais combien n’y a-t-il pas de douleurs morales plus ou moins pareilles, et pourtant différentes ! L’art est tenu de saisir les nuances et ne plaît que s’il les exprime avec une délicate justesse. Toute l’œuvre du critique consiste donc à voir si le sujet est bien défini, et l’intensité du plaisir produit par la poésie ou par l’art se mesure à la délicatesse de cette exactitude.

Lorsqu’on recherche les principes de l’art, on fait bien toujours de recourir aux anciens, de consulter surtout les Grecs, de recueillir leurs jugemens ou les émotions qu’ils ont éprouvées en présence de leurs chefs-d’œuvre, car non-seulement ils ont été de tous les peuples le mieux doué ; mais encore n’étant pas entêtés de systèmes, privés d’ailleurs de toutes les ressources matérielles qui font quelquefois illusion aux modernes, ils ont été frappés surtout par ce qu’il y a de plus nécessaire dans l’art. Quand en Grèce les peintres commencèrent à donner à leurs figures de l’expression, ce qu’on admira tout d’abord, ce fut la justesse précise qui savait saisir le sentiment du personnage, et on admirait encore plus quand le peintre, pour être plus précis, avait su exprimer à la fois avec une adresse qui paraissait inconcevable deux sentimens contraires qui se partageaient l’âme du héros. En effet, si on veut représenter Médée, par exemple, au moment où elle va égorger ses enfans, il ne suffit