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Est-il surprenant que cet art, qui faisait ainsi des conquêtes pour Rome, n’ait pas semble aux Romains aussi frivole qu’à nous ? Ils sentaient bien qu’ils lui devaient une grande reconnaissance et que l’unité romaine était fondée dans l’école. Des peuples qui différaient entre eux par l’origine, par la langue, par les habitudes et les mœurs, ne se seraient jamais bien fondus ensemble si l’éducation ne les avait rapprochés et réunis. On peut dire qu’elle y réussit d’une façon merveilleuse : dans la liste des professeurs de Bordeaux, telle qu’Ausone nous l’a laissée, nous voyons figurer, à côté d’anciens Romains, des fils de druides, des prêtres de Bélénus, le vieil Apollon gaulois, qui enseignent, comme les autres, la grammaire et la rhétorique. Les armes ne les avaient qu’imparfaitement soumis, l’éducation les a domptés. Aucun n’a résisté au charme de ces études, qui étaient nouvelles pour eux. Désormais dans les plaines brûlées de l’Afrique, en Espagne, en Gaule, dans les pays à moitié sauvages de la Dacie et de la Pannonie, sur les bords toujours frémissans du Rhin, et jusque sous les brouillards de la Bretagne, tous les gens qui ont reçu quelque instruction se reconnaissent au goût qu’ils témoignent pour le beau langage. On est lettré, on est Romain, quand on sait comprendre et sentir ces recherches d’élégance, ces finesses d’expressions, ces tours ingénieux, ces phrases périodiques qui remplissent les harangues des rhéteurs. Le plaisir très vif qu’on éprouve à les entendre s’augmente de ce sentiment secret qu’on montre en les admirant qu’on appartient au monde civilisé. « Si nous perdons l’éloquence, disait Libanius, que nous restera-t-il donc qui nous distingue des barbares » ?

Ainsi les services que cette éducation a rendus aux Romains leur en cachaient les défauts. Elle leur avait été si utile qu’il ne venait à l’esprit de personne que Rome pût jamais s’en passer. C’est ce qui explique que ces pauvres empereurs, qui avaient tant d’affaires graves sur les bras, tant d’ennemis à combattre, tant d’adversaires à surveiller, se soient occupés jusqu’au dernier moment avec tant de sollicitude des écoles et des maîtres ; voilà aussi pourquoi le christianisme, à qui cette éducation était manifestement contraire, n’a pas essayé, après sa victoire, de la détruire ou même de la charger. Probablement il aurait eu de la peine à y réussir. La société romaine s’y était attachée avec passion comme à sa dernière défense ; elle lui semblait se confondre avec la civilisation menacée. — Le fait est qu’elle ne disparut qu’avec la civilisation elle-même, quand l’empire périt sous les coups des Goths et des Francs.


GASTON BOISSIER.