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Il n’est pas douteux que cette éducation n’ait eu des conséquences fâcheuses pour l’empire. Soyons sûrs qu’elle a laissé sa manque sur les générations qu’elle a formées. Pour avoir quelque idée de ce qu’elle a pu faire des élèves, cherchons à savoir ce qu’étaient les maîtres : on doit pouvoir étudier sur eux– mêmes l’effet des leçons qu’ils donnaient aux autres. Les professeurs, nous, l’avons vu, formaient alors une classe puissante et nombreuse. Dans cette foule, il devait, se trouver des personnages très différens : la plupart pourtant se ressemblent, et ils ont des traits communs qu’ils tiennent du métier qu’ils exercent. Pline le jeune, parlant d’un rhéteur qu’il venait d’entendre, disait : « Il n’y a rien de plus sincère, de plus candide, de meilleur que ces gens-là » : Scholasticus est ; quo genere hominum nihil aut sincerius, aut simplicius, aut melius. Je crois que Pline a raison, et que les « hommes d’étude » méritaient ordinairement les éloges qu’il leur a donnés. Leur vie appartenait toute au travail. S’ils voulaient atteindre à la perfection, — et tous y aspiraient, — ils ne pouvaient pas perdre un moment du jour. Toutes les dissipations leur étaient donc interdites et cette existence studieuse les préservait des dangers auxquels exposent ordinairement les loisirs. En même temps, ils sont fiers de leur art ; les applaudissemens qui les accueillent les rendent pour ainsi dire respectables à eux-mêmes ; ils se regardent comme les prêtres de l’éloquence et ne voudraient rien faire qui fût indigne d’elle. Ce sont donc ordinairement des gens honnêtes, mais, suivant l’expression de Pline, d’une honnêteté naïve : nihil simplicius. Comme ils vivent dans un monde imaginaire, ils n’ont guère le sens de la réalité. Ils ne vont pas au fond des choses et s’en tiennent volontiers aux apparences. L’habitude qu’ils ont prise d’appuyer leurs raisonnemens sur les opinions qui ont cours dans le monde les rend fort indulgens pour les préjugés. Ils les acceptent aisément et les répètent sans y trop regarder. Avant tout ils respectent, les traditions et vivent du passé. Les rhéteurs de l’époque d’Auguste, dont Sénèque le père nous a transmis les déclamations, et ceux du IVe siècle, qui florissaient dans la Gaule, parlent et pensent à peu près de la même façon ; sur les hommes et les choses ils ont les mêmes idées. C’est que l’école est de sa nature conservatrice ; on y garde religieusement toutes les vieilles pratiques, toutes les anciennes opinions, et les erreurs même y sont traitées avec égard quand le temps les a consacrées. Voilà pourquoi les écoles de Rome se sont montrées d’abord si rebelles au christianisme. Il n’y avait pas là, autant qu’ailleurs, de ces ânes inquiètes, malades, tourmentées de désirs, éprises d’inconnu, à la recherche d’un nouvel idéal. Le rhéteur véritable éprouve une telle admiration pour son art, il en est si occupé, si possédé, qu’il ne découvre rien au-delà et que les nouveautés lui