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une seule étude, et les inconvéniens qu’elle peut offrir n’ava1ent plus pour eux de remèdes. Cicéron, avec son grand bon sens, a vu le mal, et il le signale dans son traité sur l’art oratoire (de Oratore), Il lui semble que la rhétorique toute seule ne suffit pas pour former l’orateur accompli et qu’il faut qu’il sache toutes les autres sciences à fond. C’est une exigence qui a paru excessive à quelques critiques ; en réalité, Cicéron ne demande qu’une chose qu’il était facile de lui accorder : il veut qu’on fasse précéder la rhétorique d’un vaste enseignement qui soit sérieux et approfondi. S’il avait précisé davantage sa pensée, il aurait dit qu’il fallait donner plus d’importance aux leçons du grammairien, lui faire dans l’école une plus grande place et une situation plus haute, que l’histoire, les sciences exactes, la philosophie méritent d’être enseignées pour elles-mêmes et non pas seulement dans leurs rapports avec la rhétorique ; enfin que c’est une grande force et un grand avantage pour l’orateur de ne pas s’être spécialisé trop vite. Mais le courant était trop fort, et Cicéron ne put pas l’arrêter ; on alla plus loin encore après lui. Cicéron trouvait exagéré qu’on s’occupât de former l’orateur dés l’âge de sept ou huit ans, quand il entre dans les classes ; Quintilien exige qu’on le prenne au berceau. Pour lui, ce n’est plus seulement le grammairien, c’est la nourrice qui est chargée de préparer l’enfant pour le rhéteur : elle doit veiller sur ses premiers mots comme sur ses premiers pas. On peut dire qu’il entre en rhétorique le jour de sa naissance.

La rhétorique, quand elle est seule et fille, rien n’en corrige l’effet, peut avoir des inconvéniens de plus d’une sorte, qu’il est inutile d’indiquer tous. Je n’en veux signaler qu’un qui me semble grave. Aristote fait remarquer avec beaucoup de bon sens que le raisonnement oratoire ne repose pas sur la vérité absolue, mais sur la vraisemblance et que les argumens des orateurs ne sont pas obligés d’être aussi rigoureux que ceux des philosophes. Quand il s’agit d’entraîner une foule ignorante et tumultueuse, un syllogisme aurait peu de succès. Pour se faire écouter et comprendre, l’orateur doit s’appuyer sur les opinions qui ont cours dans l’a société et suffisent à la pratique de la vie commune. On les appelle des vérités générales, mais elles ne sont vraies qu’en partie ; on peut presque toujours leur opposer des vérités contraires, et, entre les unes et les autres, il est permis d’hésiter. La sagesse des nations aime à s’exprimer en proverbes ; or, il n’y a rien de plus commun que de trouver des proverbes qui se contredisent sans qu’on puisse affirmer qu’aucun d’eux soit tout à fait faux ou entièrement vrai. Il s’ensuit qu’on peut souvent, dans les affaires humaines, soutenir le pour et le contre avec une apparence de vérité, et qu’il est facile, quand on le veut bien, de trouver des raisons probables pour deux causes